Karolina Markiewicz, à propos de l’exposition Green Machine – Die Dinge der Anderen à la Konschthal d’Esch-sur-Alzette jusqu’au 31 mars 2024
Première remarque : Je n’écris pas en tant qu’historienne d’art, ce je ne suis pas, mais en tant qu’observatrice de l’art dans son ensemble et et dans son ordre de pensée.
Deuxième remarque : Travailler sur la question de l’Holocauste est périlleux, en parler encore davantage, ramener cette période meurtrière, le rôle des auteurs des crimes commis à notre contemporanéité, qui plus est à l’art contemporain demande une réflexion profonde. Jonathan Glazer l’a réussi récemment avec le film Zone of Interest en s’attelant à montrer ce que Hannah Arendt qualifie de “banalité du mal”.
L’artiste Ben Greber est l’un de ceux qui parvient aussi à thématiser l’horreur d’une certaine manière, avec Green Machine – Die Dinge der Anderen (Machine Verte – Les Choses des Autres),mais pas seulement. Dans son exposition, avec le commissariat pertinent de Charles Wennig, pertinent car en dialogue constant pour d’atteindre une quasi perfection scénographique, Ben Greber ne montre pas la banalité du mal dans l’ensemble de son travail. Il se place plutôt comme observateur et interprète du passé. Une partie de l’exposition s’articule autour du passé nazi. Mais dans son ensemble, l’exposition questionne et montre ce qui reste de l’activité humaine, aussi bien en termes de travail, que d’idéologie.
On se retrouve face à une boucle de réflexions, des pensées et des ruines incarnées par des objets. Il n’y a presque pas de représentations humaines dans la proposition de l’artiste. Une proposition qui s’organise méticuleusement sur les deux étages supérieurs du centre d’art d’Esch-sur-Alzette.
Ce sont des objets ou des bribes d’objets, presqu’une industrialisation des traces, quelles qu’elles soient. Celles d’objets de travail manufacturié, derrière des vitrines, de la mécanique, de l’électrique mais aussi de pensées tournées vers l’identité, celles qui demeurent dans le réseau familial, comme des évidences formelles, des icônes, qui comportent néanmoins des interrogations plus brutales, plus éreintantes, celles qu’on n’affronte que rarement.
Ben Greber, né en 1979, a étudié l’art et ceci clairement pour travailler le concret, les objets, surtout ceux des autres, comme il le dit, mais aussi les processus et les traces du travail, voire les traces de comportements qui n’existent plus. Ce sont donc les autres qu’il observe et dont les traces il s’évertue à sculpter, des restes, par répétitions presque à l’infini. Face à ce corps de travail survient à la fois un apaisement évident et une inquiétude folle, à la limite de la panique. Les œuvres de Ben Greber pensent. Elles pensent à sa place où il les fait penser, elles réagissent au passé. Elles ont revêtu une couleur particulière, une couleur passée. Dans son travail, il semble évident que le processus de création prévaut à la finalité, pourtant elle se décline d’une manière très affirmée dans l’exposition de la Konschthal.
Très sincèrement et très brutalement, je me suis sentie comme à Auschitz 1, dans les baraquements, désormais espaces muséaux, sans doute à cause des vitrines et à cause de tous les objets, quasi répliques qui ne servent ici autrement que dans leur propre représentation. Ils déclenchent des émotions, des réminiscences. Cette couleur verte, vert d’eau, une couleur de l’Est de l’Europe, elle repeint de son passé-poussière chacun des objets-sculptures exposés. Elle se mélange par touches au gris anthracite de la réplique d’une maquette de train, et voici une dramaturgie, un fil conducteur, l’histoire de famille de Greber, la sienne. Il s’agit de l’installation Stillegung Anlage 1. Le grand-père de Greber avait construit cette maquette ferroviaire dans la petite cuisine de 3 mètres sur 3, comme une vision d’un monde parfait qu’on place sur la table familiale. Ben Greber, en la répliquant, mais avec l’interprétation personnelle, en gris anthracite et la plaçant dans un box aux proportions identiques à la cuisine, convoque le passé national-socialiste du grand-père, d’un coup. Un passé qui hante la famille, qui hante Ben Greber tout autant que son père. Son père qui est peintre amateur et qui réalise une toile par an, est diplômé en philosophie, il navigue dans l’incompréhension de la non-dissociation de sa famille avec le nazisme. Avec des collages presque choquant : sa femme, la mère de Ben, donc, en bikini, les jambes dans l’eau que remplit une chambre à gaz du camp de concentration d’Auschwitz-Birkenau. Ben Greber y a placé une pompe à eau, récupérée à proximité de chez lui. Des associations d’objets qui déclenchent forcément des associations d’idées, celle de son père, les siennes superposées à celles du regardant.
Ce que Ben Greber réalise, dans cette exposition en particulier et dans son travail en général, c’est de questionner subtilement mais de manière répétitive et obsessionnelle à quoi nous participons en vivant, à quel labeur collectif, à quelle histoire, à quelle volonté d’avenir. Le travail de Ben Greber semble baigner dans les acides de la nostalgie et de l’incompréhension ou plutôt dans la recherche de compréhension. Il sublime le monde digitalisé, mécanisé, un monde rempli à ras bord, il le remplace par son monde à lui, particulier revêtu d’une couleur particulière, telle une poussière. On assiste à l’archéologie des processus de travail, de présences mais aussi de réflexions.
Greber parvient à extirper à la fois le concret et le rêvé des objets, c’est-à-dire il retire les objets de leur inscription initiale et il le place minutieusement dans un environnement scénographié, avec des dramaturgies personnelles. L’exposition à la Konschthal présente une large installation inédite, en référence à l’ancienne aciérie des « Terres Rouges » à Esch-sur-Alzette.
L’exposition à la Konschthal, prolongée arrive à sa fin le 31 mars, il est indispensable de l’avoir vue, de la voir ou de s’en souvenir d’une manière ou d’une autre, je pense. Le travail artistique de Ben Greber ne reflète pas seulement, ce que lui-même qualifie “de la documentation de la désobjectivation et l’invisibilité progressives de tous les processus nécessaires à la vie et à la société » mais ce travail démontre ce que l’art a de plus percutant. L’art ici ne répond à aucune injonction d’engagement, à aucune cause, il permet dans un monde qui déteste fonctionner dans le vide, un monde numérique et avec un éventail infini de réponses, à s’interroger, à poser des questions, voire des problèmes – peut-être même à faire face à l’horreur absolu, à l’Holocauste et à tous ces échos.
J’ai aussi eu l’opportunité de parler avec l’artiste, on a parlé de son travail et de ce qu’on y voit ou ce qu’on y ressent. Ce qui reste. Mais on a parlé de l’actualité aussi, du monde, de sa binarité. Du fait qu’on doit se placer d’un côté ou de l’autre des drames mondiaux en cours, qu’on ne peut presque pas observer et réfléchir, condamner les deux camps qui s’agressent. Dans le monde de l’art ou dans sa corrélation instagrammée, il y a un problème qui ne correspond pas à la nature de l’art, celle de création et non celle du positionnement politique, celle de vouloir placer l’art contemporain dans un ordre politique forcément, pas celui de la réflexion, de la mise en abîme ou des symboles, mais celui de la politique politicienne, du camp. Ben Greber s’y oppose, c’est-à-dire qu’il continuera à créer ses sculptures, ses installations, ses vidéos, il s’attèlera à documenter l’intangible tout en continuant à se référer à la forme et la fonction originale des objets, tout en les recontextualisant.
L’exposition Green Machine – Die Dinge der Anderen est encore visible jusqu’au 31 mars 2024 à la Konschthal d’Esch-sur-Alzette. www.konschthal.lu