Portrait de Carine & Elisabeth Krecké
Par Marie-Anne Lorgé
Lauréate du Luxembourg photography Award 2025, prix créé en 2023 par Lëtz’Arles en collaboration avec le Centre national de l’audiovisuel (CNA), Carine Krecké exposera son projet Perdre le nord cet été aux Rencontres de la photographie d’Arles, très précisément dans la chapelle de la Charité, un projet curaté par Kevin Muhlen, directeur du Casino Luxembourg, produit par Lëtz’Arles, avec le soutien du CNA.
Voilà, le décor officiel est planté, quant à celui de Perdre le nord, il est vertigineux, dans ce qu’il questionne – à savoir : la guerre, en l’occurrence syrienne, qui remonte à 2011 dans le contexte du Printemps arabe et qui s’embrase avec une série d’événements impensables tels que la sanglante bataille d’Alep (2012- 2016) et le massacre non moins terrible de la Ghouta (2013-2018) -, dans sa méthodologie – c’est le résultat d’une absolument folle enquête virtuelle initiée il y a 6 ans -, dans sa réflexion sur «le nouvel ordre visuel», sur l’appropriation de l’image puisée dans le stock mis à disposition de tout quidam par Google, sur sa manipulation, son interprétation, sur les frontières brouillées entre documentaire et récit, entre réel et fiction.
Perdre le nord, c’est en tout cas tout autre chose qu’une exposition, c’est un «projet qui échappe à toute tentative de définition (…) hybride, mouvant, insaisissable», en tout cas, un projet engagé qui continue de profondément bouleverser Carine Krecké, en témoigne sa sœur jumelle Elisabeth, complice sororale et artistique de la première heure – elles ont travaillé ensemble dans (et depuis) Photographies fictives, expo chorale au Casino Luxembourg en 2003, et dans Mutations 1, lors du Mois de la photographie en 2006, mais leur collaboration trouve son origine dans une série de dessins photo-réalistes intitulée «Remakes» (1984-87), patient travail à quatre mains consistant notamment à reproduire le plus fidèlement possible des clichés emblématiques de grands photographes des années 1950-60.
Défi littéraire
En attendant, Elisabeth signe la postface de Perdre le nord, livre imaginé en écho aux courts-métrages réalisés par Carine, aussi à l’aise par la plume, capturant dans ses images des moments littéraux. C’était déjà le cas avec Retour au point de non-retour, qui a précisément valu à Carine, photographe indépendante (née en 1965), aussi détentrice d’un doctorat en Arts et Lettres, d’être la lauréate du concours littéraire national de 2008.
Et Retour au point de non-retour raconte quoi? C’est une sorte de carnet de voyage qui propose un récit des Etats-Unis dans le contexte post-11 septembre, entrepris à l’origine sur les traces du célèbre photographe Robert Frank (1924-2019), connu pour The Americans, livre majeur publié en 1958. Deux ans plus tard, le voyage en Amérique prend une tournure virtuelle, déclenchée par une rencontre improbable dans l’univers de Google Maps: celle d’un homme armé d’une Kalachnikov déambulant dans une petite ville du Dakota du Sud, point de départ de la véritable intrigue dès lors que ledit homme disparaît «comme s’il était passé à la «trappe numérique» des logiciels d’assemblage».
Présenté au Centre d’art Nei Liicht à Dudelange en 2012, Dakotagate est un projet fondateur de la démarche documentaire et du parti pris technologique des artistes, réitérés dans 404 Not Found en 2016, avec le Mexique comme sanglante toile de fond, une enquête accueillie au CNA à Dudelange, où se conjuguent pareillement deux questionnements: comment montrer la violence et qu’en est-il de l’emprise de Google sur les images? Carine a alors privilégié une option poétique, avec un recueil baptisé Navigation Poems, surtout en faisant défiler des mots, des phrases sur un écran LED rouge sang – œuvre d’ailleurs acquise par le Mudam (Musée d’art moderne Grand-Duc Jean), actuellement visible dans Radio Luxembourg: Echoes across borders, l’expo qui pose un regard autre sur la collection du musée, jusqu’au 11 janvier 2026.
Ce défilé textuel sur écran LED est tout sauf anodin en ce qu’il met en lumière l’option des soeurs Krecké pour ne pas enfreindre la légalité, du moins pas de front. En fait, si la reproduction des images satellites générées par Google Earth est légale, celle des clichés du service Street View ne l’est pas, du coup, au CNA, à défaut d’exposer leurs captures d’écran, les artistes les ont déposées dans des tiroirs, ce qui est tout de même une façon de les rendre publiques dès lors qu’il suffit au spectateur d’ouvrir lesdits tiroirs, une pirouette tolérée mais néanmoins suspecte en raison du caractère dangereux des images sélectionnées. Et donc, au travers de l’écran LED accroché au Mudam, ce qui est à lire, c’est aussi l’audace et la prise de risque consentie par Carine et Elisabeth.
Prise de risque renouvelée et aujourd’hui décuplée dans Perdre le nord. Dans sa connaissance inégalée de la guerre syrienne, dans sa plongée aussi inédite qu’inouïe au cœur d’un conflit aux allures de descente aux enfers, Carine s’expose au danger. Et fait part de son désarroi dans The Yellow Men, la version littéraire de Perdre le nord, un défi énorme, un dialogue de fiction basé sur des réalités et des mensonges qui, daté de juin 2018, relate la traque en ligne d’Enira K, un avatar de Carine, confrontée à un dilemme déchirant: protéger la vérité ou protéger des vies, tout en luttant pour préserver la sienne.

Reste la grande question de la «monstration» de la violence: quelle est la bonne distance, ni trop analytique, ni trop émotionnelle, mais néanmoins pas neutre, invitant le spectateur de l’exposition à se laisser «déboussoler», à sortir de ses certitudes? Perdre le nord – qui raconte les parcours de guides locaux de Google Maps venus de bords parfois opposés, pro ou anti Assad, qui aussi détourne des outils cartographiques, parfois en les sublimant – ne donne évidemment pas de réponse. En fait, simplement (sic), il s’agit d’un espace, parfois décalé, souvent dérangeant, créé pour réfléchir ensemble sur l’indifférence face à la barbarie – syrienne, dans le cas de figure, mais transposable aux tragédies ukrainienne et gazaouie -, sur son invisibilité dans un monde pourtant ultra-connecté. A se cogner à la question de la disparition des conflits hors des radars de l’attention collective, Carine Krecké a failli… perdre le nord.
Sans cloison
Le feu de l’indignation est désormais impossible à éteindre. Alors, tentative de retrouver les origines de ce feu par la rencontre. De Carine Krecké avec sa jumelle Elisabeth, immanquablement. Deux paires d’yeux qui s’illuminent en permanence et un même sourire qui s’ouvre comme une bienveillance. Conversation à bâtons rompus avec ces deux globe-trotteuses en mode virtuel, parties nommer la violence sans y mettre les pieds et dont le parcours est pour le moins atypique.
Celle qui a toujours dessiné, très proche de l’art dès l’enfance, celle qui ne voulait pas faire le bac est celle qui toutefois décroche un doctorat en… économie, à Aix-en-Provence: c’est Carine. Qui transite par le Centre de recherche public luxembourgeois – devenu en 2015 le Luxembourg Institute of Science and Technology (LIST) – pour enchaîner à Aix avec un doctorat en arts plastiques – l’auteur et philosophe Michel Guérin, adepte de la «quadrature du geste» et de l’oscillation du «croire» et du «décroire» est son directeur de thèse. Un langage intéressant, dit Carine, qui, pour autant, une fois son statut d’artiste indépendante acté, privilégie le dessin. Des dessins retravaillés pour devenir des photos fictives – exposées donc en 2003 au Casino Luxembourg et en 2006 dans Mutations 1 (premier EMOP Luxembourg).
De son côté, Elisabeth, professeure agrégée à Aix, quitte l’Université en 2014 pour intégrer le ministère des Finances (2015-2016) puis, dès 2018, travailler comme free-lance pour la plateforme Geopolitical Intelligence Services. Et surtout, ne pas quitter Carine d’une semelle.
D’une seule voix, la déclaration est sans appel: travailler l’une sans l’autre, c’est impossible. Déjà, nous restons dessinatrices, trait par trait, lentement, ça reste notre ADN depuis l’enfance et à travers la photographie, laquelle part du dessin. Et les soeurs de brainstormer en permanence, sur tous les sujets, sans cloison. Toujours le regard braqué sur notre époque, au demeurant menée par le bout du nez… par la Banque centrale européenne – l’économie est d’une grande complexité, précise Elisabeth, et madame Lagarde donne la direction…
Cartographie des crimes
Arrive le goût des cartes. Qui stimule l’envie de Carine de faire un périple aux Etats-Unis dans les pas de Robert Frank, 50 ans après la publication de son édifiant ouvrage photographique The Americans, une capture de l’essence de l’Amérique. Et Carine d’aborder sa manière de faire images avec une caméra automatique, une voiture convertie en photomaton, qui capte le monde de façon aléatoire. Sauf qu’au final, le projet n’a jamais existé, si ce n’est sous forme littéraire, avec le primé Retour au point de non-retour.
C’est une fois rentrée que Carine découvre que Google accomplit le tour de force d’abolir le hors champ de la photographie – reste à savoir ce que ces images, leurs zones d’ombre ou floues, nous disent du réel. En tout cas, avec cet outil, pas la peine d’aller aux Etats-Unis. Et le voyage virtuel de virer en une enquête qui va croiser un quidam armé d’une Kalachnikov errant dans Rapid City, ville du Dakota du sud, pour, dans la foulée, s’inquiéter de la criminologie intense de cette région reculée des Etats-Unis, liée à la situation critique des Indiens Lakota isolés dans la réserve de Pine Ridge – avec, de sinistre mémoire, le massacre de Wounded Knee (1890). Et les soeurs Krecké de reconstituer une «carte de crimes» sur la base de témoignages, d’anecdotes récoltées en pagaille sur place et de documents trouvés sur Internet.
C’est ainsi que naît Dakotagate, un gros travail d’archives, supplées par des dessins quand les images font défaut, des dessins notamment de personnages historiques, de ceux qui se sont battus pour la cause indienne dans les années 70. Ce fut une aventure fabuleuse avec des sympathies mais aussi des manipulations, un voyage somptueux dans un territoire sacré d’une beauté à couper le souffle.
Si Dakotagate ne s’apparente pas au travail d’un photojournaliste, il trahit bel et bien le désir des artistes de faire l’expérience du photojournalisme. Artistes qui, ainsi, se réarment pacifiquement dans 404 Not Found, face cette fois aux crimes mexicains.
Mais qu’est-ce qui gardent Carine et Elisabeth en éveil? Il faut que ce soit un projet qui nous fasse vibrer, toujours de longue durée et qui implique un investissement mental, physique, affectif. Donc, pas un projet pour réussir, ni pour aller dans une biennale.
Est-ce donc un art engagé? On ne se considère pas comme des artistes engagés, on regarde le monde, point. Ce, avec les outils actuels. Et qu’est-ce que c’est aujourd’hui «faire une image»? Qu’est-ce que c’est de prendre un mois pour faire un dessin dans ce monde qui va si vite?
À Arles, cet été – du 7 juillet au 5 octobre 2025 –, exposer un projet tel que Perdre le nord dans la chapelle de la Charité, c’est politique mais ce n’est néanmoins pas notre ambition. On peut être politique sans être engagé, on ouvre le débat, une réflexion.
Côté privé, au royaume des couleurs et du paysage idéal, les soeurs Krecké soufflent le chaud et le froid en réconciliant les contraires. Du vert pour Carine, celui, luxuriant, de la nature de Polynésie, et du bleu pour Elisabeth, celui des glaciers du Groenland. En même temps, elles qui viennent de la campagne et ont transité par de super grandes villes, dont New York – ceci expliquant peut-être cela – ont toutes deux rêvé rester dans le Dakota…
Ce qui accompagne indéfectiblement Carine dans tous ses voyages, c’est un lapin en peluche, l’unique objet qu’elle sauverait en cas de cataclysme. Animal aussi pour Elisabeth, mais vivant, un chien, récupéré maltraité en Espagne, rebaptisé Bossa et désormais protégé contre tout et tous.
Photo de tête: Carine et Elisabeth Krecké, un tandem d’humanité par Marion Dessard