Interview de Daphné Le Sergent par Paul di Felice
La façon dont on perçoit l’intelligence artificielle (IA) dépend de divers facteurs, notamment de la perspective politique, éthique, sociétale et des intentions derrière son utilisation. L’usager de l’IA peut être perçu comme manipulateur d’idées et de propagateur de désinformations, comme il peut être considéré comme un créateur assisté pouvant utiliser cet outil d’amplification à des fins conceptuelles et de recherche.
Au-delà des angoisses technologiques et des discours catastrophistes, il y a d’autres perceptions possibles où l’IA peut même contribuer avec des visions de résolution plutôt que de créer d’autres obstacles. Aujourd’hui, à l’ère des nouvelles technologies et de l’omniprésence de l’IA, nous nous posons néanmoins beaucoup de questions par rapport à l’image photographique et sa relation au réel entre indicialité et iconicité. Depuis le début du numérique, la relation image/réalité est en permanente mutation et l’IA est au centre des débats. Qu’en est-il, aujourd’hui, de l’IA dans le domaine des arts et particulièrement de la photographie ? Nous avons voulu savoir comment Daphné Le Sergent, artiste, chercheuse, maître de conférences HDR au département Photographie de l’Université Paris 8 voit cette évolution de l’IA par rapport aux changements sociétaux et aux arts visuels.
Paul di Felice : Dans quelle mesure penses-tu que l’intelligence artificielle (IA) influence la perception de la créativité en général et dans le domaine de la photographie en particulier ?
Daphné Le Sergent : Grâce aux outils proposés par l’IA, on pourrait penser que tout est possible, que l’on peut tout faire. Aujourd’hui avec Mid Journey ou Photoshop AI, on a l’impression que la moindre idée – jusqu’alors irréalisable – va pouvoir prendre vie. Puisque la commande se fait par les mots (prompt), on pourrait croire que le monde des images va venir recouvrir le monde de l’esprit, celui des idées ou des images psychiques.
L’IA nous promet de l’illimité, aussi illimitées que le sont aujourd’hui les capacités de stockage de la mémoire numérique. Grâce à une technologie de pointe, on peut tout faire comme on peut tout garder en mémoire. Finalement, la limite devient celle de notre propre imagination, celle de nos représentations mentales, de ce que l’on se laisse en droit de se figurer ou non.
Un vertige nous saisit.
L’image photographique n’est plus une trace indicielle de la réalité, un document, une peau qu’on aurait décollé des apparences. Cela fait bien longtemps que cette conception est révolue, obsolète, mais elle persiste dans l’opinion commune, même après la photographie numérique et Photoshop, même avec la photographie computationnelle sur smartphone, qui produit des clichés optimisés, résultant de la synthèse de plusieurs prises de vue.
On va devoir déterminer de nouveaux critères pour comprendre la nature de l’image photo-réaliste générée par IA. Celle-ci ne se pensera plus dans une comparaison avec le réel mais avec un texte initial, le prompt. La question n’est plus de savoir si telle image est vraie ou fausse mais quels sont les intérêts subjectifs qui l’ont initiée ? Il y a là quelque chose de l’ordre d’une plus-value financière. Les images photo-réalistes, me semble-t-il, vont venir servir les intérêts des personnes qui les convoquent : convaincre, argumenter, illustrer, émerveiller, mentir, révéler. On entre à nouveau dans une ère de l’image-récit, une image qui raconte, redouble nos rêves, nos fantasmes, nos mythologies.
L’ontologie de la photographie et notre rapport à l’image photographique ont changé radicalement ces dernières années. En même temps, certains artistes contemporains s’inspirent de ces changements. Est-ce que tu considères l’IA comme un nouvel outil au service de la photographie, ou bien penses-tu qu’elle pourrait remplacer la créativité humaine dans ce domaine ?
L’IA propose des outils qui prétendent nous faire gagner en compétences et en temps, comme si le photographe était aidé d’une myriade d’assistants en post-production. C’est la même logique dans les circuits de l’entreprise. On suppose qu’on va gagner en productivité et que le PIB mondial va bénéficier d’une croissance formidable. Là où une série de retouches prenait une demi-journée, il suffira de 5 minutes pour s’acquitter de la tâche. Certains critères esthétiques vont donc changer. Peut-être qu’on en a terminé avec une photographie impeccable, totalement lisse, parfaitement calibrée en contrastes, lumières et couleurs. Peut-être viendra le règne de quelque chose qu’on appellera « dirty picture », une image qui arbore l’intervention humaine, une image qui défend le « mal fait ». Plus nos appareils photographiques montent en haute résolution, plus on voit arriver des images revenant à des procédés anciens, comme le calotype ou la gomme bichromatée. En contre-poids d’une image qui existe sur les réseaux, dématérialisée, nous nous tournons vers des images qui se transfèrent et s’impriment sur des tas de matériaux, images photographiques sur bois, sur feuilles d’arbres, sur métal, de la matière bien présente et tangible. Le retour aux procédés recourant au travail de la main est avéré, c’est comme si la surenchère vers une technologie de pointe était l’incontournable passage qui nous ramène à notre propre gestualité. On est en droit de supposer que cette tendance-là va se renforcer avec l’IA.
L’IA va faire partie du paysage de la production des images et il va falloir faire avec. Je suppose qu’il y aura aussi l’émergence d’une vague d’artistes qui arriveront à utiliser cet outil à des fins conceptuelles, traiter plus de données pour leurs enquêtes documentaires ou révéler les mécanismes de son fonctionnement. Je rêve de voir arriver l’artiste qui démontrera comment le contenu des banques d’images qui alimentent Bard (Google), Llama (Facebook), Chat GPT (Microsoft) influencent les réponses de ces IA, en quoi ces banques de données à coloration majoritairement « occidentale » modélisent les comportements dits intelligents – il est évident que la musique pop anglo-saxonne y est plus présente que celle des anciens griots du Mali. On pourrait supposer que le musicien qui recourt à de tels outils pour son inspiration voit, de fait, son procédé de travail miné de l’intérieur sans qu’il s’en rende compte. Si on est toujours conditionné par notre environnement culturel, ici réside le leurre de se croire autonome, créatif et compétitif.
Depuis l’origine de la photographie, la machine a contribué à la créativité du photographe. Aujourd’hui, nous savons que l’IA est utilisée comme outil dans le processus créatif de la photographie mais pourrait-elle un jour rivaliser avec la création authentique en apportant d’autres formes de sensibilité à l’image ?
Il m’est difficile de répondre à une question si complexe. Je ne pense pas qu’on puisse opposer les deux, humanité et machines, de la sorte. Ce que je présage, c’est que les outils de l’IA vont conditionner notre monde sensible, nous allons regarder différemment les images, nous allons considérer différemment nos outils de travail. Et cela va impacter notre rapport à la création. Mais tout outil n’a -t-il pas participé pareillement au modelage de notre rapport au monde ?
Par contre, ce que je souhaite souligner, c’est que l’IA ne résultera toujours que d’une somme de modélisations, certes ultra sophistiquées, dépassant totalement l’entendement de la personne du quotidien, mais modélisations tout de même. Maurice Merleau-Ponty écrivait (dans l’Oeil et l’esprit) : «La science manipule les choses et renonce à les habiter». L’IA effectue une série d’opérations qui sont pré-programmées et qui deviennent «autonomes» grâce à des procédés génératifs (GAN). Cela nous rend enclin à envisager une intelligence indépendante et éventuellement créatrice. Mais la création repose aussi et surtout sur du sensible, une chair qui va venir s’incarner dans l’image au travers d’une configuration formelle spécifique et singulière, rendue cohésive et quasiment organique par cette présence sensible. C’est dans le corps que tout se fomente, entre un corps sentant et un monde senti. Et cela relève de l’imprévisible, de l’inattendu. « Que peut un corps? » clamait Spinoza.
Évidemment nous nous laisserons toujours prendre au piège de la belle image générée par IA, de cette imitation perfectible de notre monde sensible, mais nous aurons certainement une autre pensée sur le médium photographique, d’autres formats de production et de monstration, enfin je l’espère. Et puis finalement est-ce si inquiétant, cette perspective d’avoir une émotion esthétique avec une image issue d’un procédé purement aléatoire ? Cela donnera naissance à une nouvelle réflexion esthétique, quelque chose autour de la question : « qu’est-ce qui me touche dans cette œuvre ? L’esthétique des formes ou l’intention sous-jacente de l’artiste ? ». Et à ce titre, il serait intéressant d’y considérer la notion d’agentivité d’Alfred Gell. En tout état de cause, les personnes qui regarderont les images venant des IA seront toujours bien humaines … Les machines ne fabriqueront pas des images artistiques pour d’autres machines.
C’est vrai que ces images seront toujours destinées à des humains. Mais revenons à la genèse de l’œuvre photographique créée par un artiste à l’aide de l’IA. Peut-on considérer cette assistance de l’IA comme une extension du processus créatif, une nouvelle conceptualisation qui ne compromet pas l’authenticité de l’œuvre, mais qui au contraire, fait partie de la démarche artistique ?
Là aussi c’est complexe. Croire que les NFT vont donner solution à tout et tout certifier à coup de calculs algorithmiques et de recours à un surcroît d’énergie électrique, c’est verser dans un optimiste forcené, ne reposant que sur la confiance dans le progrès technologique. Croire qu’abonder vers le tout copyleft et le partage indifférent de la notion d’auteur est tout aussi utopique. Depuis l’Œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique de Walter Benjamin, la notion d’authenticité a été mise à mal par la facilité avec laquelle nous pouvons reproduire les images (photographie argentique puis numérique). Mais finalement, ce qui reste, c’est une conception assez classique de l’artiste, de l’individu qui possède une paternité (maternité?) sur un produit. Et cela bouge finalement assez peu, puisque sont impliqués d’autres paramètres que des paramètres purement techniques.
Comment associes-tu l’histoire de la photographie à l’évolution technologique, et quel en est l’impact sur la perception contemporaine de la photographie ?
J’essaie de développer une compréhension de l’image photographique dans sa chaine de production, dans sa commodity chain : production technique mais aussi dans les tensions de pouvoir et l’accès aux ressources qui découlent d’une relation de hiérarchisation ou de domination entre les acteurs. J’ai tout d’abord réalisé la vidéo L’Image extractive, 2021, dans cette direction. Il s’agissait de penser la photographie argentique non plus comme un objet autonome mais vis-à-vis de l’histoire de l’extraction minière de l’argent, de la fluctuation des cours boursiers du métal et de la menace de son tarissement. Ce projet a vu le jour car j’avais été choquée d’apprendre que la ressource pouvait être amenée à disparaître. Si l’argent vient à manquer, quid de la photographie argentique que j’utilise ? Que penseront les générations suivantes – celles qui n’auront pas expérimenté l’argentique – d’une approche indicielle de la photographie ?
Puis, dans un deuxième temps, j’ai considéré ce questionnement dans le sillage d’une approche marxiste, non pas dans son champ politique mais philosophique. L’infrastructure (base matérielle de la production, forces productives, hiérarchie sociale) vient guider les conditions d’existence d’une superstructure (productions non matérielles, idées, institutions), dont l’art fait partie. Je me suis également nourrie des écrits de l’anthropologie marxiste de Maurice Godelier. Cela a donné la vidéo L’image spéculative, 2023, sur la compréhension des données numérique, à la base de nos images générées par IA, comme ressources, au même titre que l’est l’eau pour nos sociétés. À ce titre, je propose une comparaison entre notre société qui spéculerait sur le prix des données et sur les cités mayas qui auraient établi leur puissance en « spéculant » sur l’arrivée de la saison des pluies.
Bien plus qu’un simple cliché captant la réalité, l’image photographique est devenue depuis longtemps un édifice complexe, comportant de nombreux étages, dont certains dépendent d’équilibres dans les sphères du pouvoir géopolitique, de l’économie ou de l’écologie. Quand on considère la photographie argentique au niveau de ses usagers, on chante les louanges de son retour, on établit des conjectures sur une nouvelle esthétique, mais quand on la considère au niveau des risques d’approvisionnement de l’argent, on prend conscience de la fragilité de sa chaîne de production.
Je compare la photographie à une ruine potentielle. Il y a quelque chose de romantique dans cette conception de la photographie, quelque chose de l’ordre du sublime, au sens de Burke, une image qui nous ravit mais qui couvre un potentiel effondrement.
Dans ta nouvelle recherche artistique tu t’intéresses aux semi-conducteurs qui transforment l’impact lumineux en signal électrique. À l’instar de ta série Silver Memories, tu poursuis ton investigation artistique sur l’évolution de la photographie numérique notamment la photographie computationnelle des smartphones et de l’IA en montrant comment l’industrie des semi-conducteurs a permis des avancées significatives de la photographie. Tu le fais en portant un autre regard sur l’histoire, la politique et l’économie de la photographie. Dans cette enquête sur les semi-conducteurs et l’impact sur la photographie, quels enjeux en dehors des contextes géopolitiques te semblent les plus pertinents ?
En effet, je travaille actuellement sur un nouveau projet Silicon Islands and War. Il propose de considérer la photographie numérique en lien avec l’industrie des semi-conducteurs en Asie (Taïwan, Corée du Sud et Japon), en regard de leurs contextes géopolitiques et de la guerre économique qui sévit entre la Chine et les US pour le leadership dans les outils de l’IA. Ce que l’on sait peu, c’est que les innovations constantes de l’industrie des semi-conducteurs ont permis les avancées significatives de la photographie numérique. Les semi-conducteurs sont de première importance puisqu’ils composent le capteur image des appareils numériques que les firmes japonaises (Sony, Canon, Nikon) ont développé avec succès (capteur CMOS). Avec la photographie sur smartphone (photographie computationnelle), l’image photographique ne peut avoir lieu sans le couplage du capteur avec d’autres semi-conducteurs, dans le processeur et la mémoire. En 2000, Samsung, qui reste le leader sur le marché de la mémoire DRAM, mettait au point le premier téléphone avec appareil photo intégré. Aujourd’hui, les images photo-réalistes générées par IA dépendent d’une performance de calcul qui serait impossible sans la miniaturisation extrême des semi-conducteurs. Nvidia, dont le cours en bourse ne cesse de grimper, propose des cartes graphiques adaptées à la genèse des images photoréalistes (GPU), qui ne pourrait fonctionner sans les semi-conducteurs fabriqués par TSMC à Taïwan.
Dans ce projet, tu vas associer des chapitres à différents pays leaders mondiaux dans le domaine des semi-conducteurs (Taïwan : «Innovez, we do the rest», Corée du Sud : «Blues memory», Japon : «La menace et l’image».) Que révèlent ces titres accolés à chaque pays?
Je souhaiterais que ce projet prenne la forme d’une vidéo. J’aimerais que ce soit une voix parlant créole qui introduise le récit. La musique de la langue évoque un autre temps, un autre lieu, quand les conteurs créoles marquaient les plantations du récit de leur résistance.
Ici, cette voix est un chant poétique issu des ateliers du monde, un chant lancé depuis l’Asie, où les grandes enseignes de la technologie se sont délocalisées, attirées par le bas coût de la main d’œuvre. Car c’est dans ces fonderies (usines de semi-conducteurs) que quelque chose se renverse, que la main qui travaille prend le dessus sur la tête qui conçoit, que ces pays asiatiques peuvent dorénavant tutoyer les États-Unis, cette grande puissance qui a été ou qui est leur allié milliaire ou économique. Placer la langue créole en Asie, c’est chercher à faire « sentir » musicalement comment les forces géopolitiques s’incarnent dans les individus, comment la subjectivité se construit, s’équilibre ou se clive entre Orient et Occident, à l’instar du métissage des identités créoles aux origines multiples. Chacun des chapitres de la vidéo que tu mentionnes abordera cette question de créolisation différemment, selon les histoires politiques de chacun des pays. Recourir à la langue créole, c’est également convoquer la puissance poétique de la mémoire orale face à la démesure quantitative du stockage numérique.
Ton œuvre vidéographique et photographique incarne des réflexions actuelles thématisées dans le cadre du réseau des festivals européens de la photographie EMOP autour de la trilogie Rethinking Nature (2021), Rethinking Identity (2023) et Rethinking Photography (2025). Comment vois-tu la photographie aujourd’hui ? Fin ou renaissance ?
De la même manière que les éditions d’EMOP ont toujours su coller à l’ère du temps, interrogeant par exemple la photographie de paysage à l’ère de l’Anthropocène, je pense qu’il faudrait plutôt replacer la question sur la photographie dans son contexte social. « Fin ou renaissance de la photographie ? » ou plutôt « fin ou renaissance de nos sociétés à l’ère de l’IA? ». Le débat reste ouvert mais honnêtement, je ne suis pas optimiste.