À l’occasion de l’exposition Rethinking Photography. Presence / Absence / Visible / Invisible dans le cadre du Mois européen de la photographie et de la table ronde autour de leur travail à l’ère de l’intelligence artificielle
Par Paul di Felice
Cette rubrique entend proposer un espace critique où deux trajectoires artistiques, sans forcément se ressembler, s’articulent dans un champ de résonances. À travers ces « doubles portraits », il ne s’agit ni de dresser un parallèle formel, ni de construire une typologie, mais de penser le geste artistique comme lieu de passage, d’interférence et de mise en tension.
Dans un contexte où l’image accélérée et algorithmisée tend à saturer notre perception, ces regards croisés permettent de redonner de l’épaisseur au sensible, de réintroduire de la lenteur dans l’analyse et de renouveler notre manière d’habiter l’œuvre. Le dialogue entre deux artistes devient ici une méthode pour interroger non seulement les formes produites, mais aussi les conditions de leur apparition, les temporalités qu’elles mobilisent, les écologies de regard qu’elles sollicitent.
En assumant cette approche relationnelle, le « double portrait » se veut une manière de déplacer la critique vers une pensée du lien : lien entre les pratiques et les corps, mais aussi entre le visible et l’invisible, le centre et ses marges.
L’histoire de la photographie est traversée par une tension fondatrice entre présence et absence, visible et invisible. Chaque image contient sa part de hors-champ, de hors-temps, de hors-espace – autant de dimensions invisibles qui, pourtant, constituent le cœur même de sa puissance d’évocation. Dans un monde saturé de flux visuels, où la photographie se confond parfois avec l’instantanéité sans mémoire, certains artistes choisissent de ralentir, de creuser, voire d’ouvrir de nouvelles temporalités.
L’exposition collective Rethinking Photography. Presence/Absence/Visible/Invisible (Yann Annicchiarico, Marco Godinho, Raisan Hameed, Lucas Leffler, Paulo Simaō) propose une réflexion plurielle sur cette tension. Dans ce cadre, le dialogue entre les œuvres de Marco Godinho et Yann Annicchiarico se détache par sa cohérence poétique et conceptuelle. Ce double portrait met en lumière deux pratiques qui, chacune à leur manière, renouvellent notre rapport à l’image, à la perception, et à la réalité elle-même.
Yann Annicchiarico : faire émerger l’invisible
À travers ses photographies et installations, Yann Annicchiarico explore des dimensions visuelles que notre œil oublie ou ignore. Il ne cherche pas à documenter, mais à révéler ce qui demeure en marge – insectes, traces nocturnes, présences fugaces. Sa série Nuits berlinoises suit un protocole singulier : un simple scanner de bureau posé au sol, connecté à un ordinateur, enregistre toute la nuit les passages invisibles de la vie microscopique. Le scanner, lent, presque aveugle, attire les insectes par sa lumière. Il capte moins des images que des présences – des formes chimériques, des apparitions nées de l’interaction entre l’organique et la machine.

Ce geste, à la fois technique et poétique, soulève une réflexion sur notre rapport anthropocentré à la lumière, au regard, à l’image. «L’humain est un être diurne, qui a fini par bâtir un monde centré sur l’hyper-visible», explique l’artiste. En décélérant volontairement le processus d’image, Yann Annicchiarico redonne de la densité au regard : l’image n’est plus un reflet mais un seuil, un espace de rencontre entre des temporalités incommensurables. Son travail devient ainsi une manière de « décentrer » la perspective héritée de la Renaissance, où l’homme est au centre du monde, pour faire place à d’autres formes d’existence.
L’image, ici, est moins une fin qu’un processus de dévoilement. L’artiste évoque une anecdote fondatrice : une sculpture en verre noircie par de la suie de bougie, exposée en Italie, a attiré la nuit des insectes, laissant des marques imprévues. Ce hasard devient révélation. L’œuvre se nourrit de la vie, de l’oubli, de la trace. Elle ne se donne pas, elle surgit.
Marco Godinho : chroniques de l’invisible entre poésie, absence et lenteur
Chez Marco Godinho, la photographie n’est jamais une image fixe mais un dispositif de mémoire, d’imaginaire, de déplacement. Sa pratique conceptuelle, profondément ancrée dans la marche, le temps lent, le geste discret, interroge la possibilité même de voir. À rebours d’un usage technicien ou spectaculaire de la photographie, il fait de l’image un lieu d’expérience, d’écriture et de dialogue.
Avec des œuvres comme Blind Memory (The Eyes of the Tiger), Godinho crée des objets visuels complexes, parfois en lenticulaire, où le regardeur devient co-auteur. Le double portrait de Jorge Luis Borges, à partir d’une photographie de 1969 (d’Eduardo Comesaña, trouvée sur internet), superpose les images jusqu’à faire émerger un troisième œil – métaphore du temps chez Borges, mais aussi de la puissance visionnaire de l’image. Le spectateur, en se déplaçant, recompose sans cesse le sens. Le visible devient mouvant, l’image se transforme en poème visuel.


Dans The Hidden Library, il dissimule des photographies dans des livres d’art dans la bibliothèque du Casino Luxembourg Forum d’art contemporain. Par ce geste simple mais profondément subversif, il relie espace mental, lieu physique et mémoire intime. Ces images cachées, insérées comme marque-pages, ne sont visibles que pour ceux qui prennent le temps de chercher, de manipuler et de lire. L’œuvre devient alors un acte de résistance face à la vitesse, une manière de restituer à l’image sa fonction de repère, de trace, de relation.
Godinho parle de « bibliothèque de l’invisible », comme dans son projet pour la Biennale de Venise, où des personnes aveugles touchaient les cahiers de son œuvre Written by Water et lui racontaient leurs représentations de la mer – qu’elles n’avaient jamais vue comme en témoigne une des photographies lenticulaires dans l’exposition du Cercle Cité. Ici encore, l’image ne réside pas dans le visible, mais dans le récit, dans le toucher, dans l’imaginaire partagé. L’œuvre est ouverte, non figée, et sa beauté tient à ce qu’elle engage une construction de sens commune.
L’image comme processus et relation
Face aux débats contemporains sur l’intelligence artificielle et la perte du réel, ces deux démarches offrent une réponse singulière : la photographie n’est pas à défendre, mais à re-penser, à ré-enchanter. Chez Annicchiarico comme chez Godinho, l’image n’est jamais immédiate : elle est toujours le fruit d’un temps, d’un geste, d’un déplacement. Il s’agit moins de produire que d’émerger, moins de représenter que de révéler.
Ce double portrait ne vise pas à isoler deux artistes, mais à proposer une lecture transversale de pratiques qui résistent à l’automatisme visuel. La lenteur, la subjectivité, le contact sensible et l’activation du spectateur sont les outils d’une esthétique du détour, du silence voire même du fragile.

Contre la frontalité de l’image technique et le flux sans fin du numérique, Marco Godinho et Yann Annicchiarico nous rappellent que voir est un acte : un engagement du corps, de l’imaginaire, du désir.
Photo de tête: K. Dul (extrait)
Les autres photos: Mike Zenari