Aica Luxembourg rend hommage à Marie-Claude Beaud
Romina Calò
Lorsque Marie-Claude Beaud est arrivée au Luxembourg en 2000, il y avait un avant. Il y eut un après. Le monde culturel luxembourgeois s’apprêtait à se transformer. On l’avait fait venir pour son expertise, pour valider et continuer de constituer une collection encore en devenir et peu définie. Il fallait quelqu’un qui puisse côtoyer Ieoh Ming Pei dans la genèse du futur musée (un grand nom dans l’histoire de l’architecture muséale depuis la pyramide de verre et le projet du grand Louvre). À l’aube du 21e siècle, le Luxembourg voulait jouer dans la cour des pays pouvant se permettre le luxe de la culture, avec de pompeux bâtiments conçus par des stars, à l’instar de la (voisine) Philharmonie de Christian de Portzamparc (2005). Tout le monde rêvait d’un effet Bilbao, une ville du nord de l’Espagne bien peu affriolante avant le musée Guggenheim dessiné par Frank Gehry. Ne restait plus qu’à remplir les murs.
Marie Claude Beaud venait de Paris, de la fondation Cartier («J’étais Princesse de Jouy-enJosas, hihihi!», ironisait-elle), de l’American Center (un vaisseau signé Franck Gehry, fermé en 1996 et occupé par la Cinémathèque française depuis 2005), du Musée des Arts décoratifs. Et avant cela des Musées de Grenoble et de Toulon. Elle s’était fait un nom – et un surnom : MCB – dans le monde de l’art contemporain international depuis les années 1980. Les expectatives étaient élevées. Qu’allait donc faire cette «parisienne» (née à Besançon tout de même) à Luxembourg ? Comment allait-elle relever le défi?
Avec recherche et en frappant là où on ne l’attendait pas. Pas de bling bling mais de la qualité. Le tout premier événement « hors les murs » organisé par la Fondation Musée d’art moderne Grand-Duc Jean convoqua le cinéma indépendant américain. Avec ARTfiles 1, du 25 au 27 novembre 2000, le grand public luxembourgeois fut invité à la cinémathèque pour rencontrer Jonas Mekas, un personnage de l’underground newyorkais qu’elle connaissait, un « ami fidèle ». Le cinéma indépendant à l’honneur pour préfigurer un musée d’art moderne ? Idée saugrenue ? D’autant que le musicien minimaliste Philip Glass, connu notamment pour ses musiques de films, vint même orchestrer live toute une soirée les films de son ami Mekas (Glass meets Mekas)… C’était une performance, avec des artistes bien vivants et déjà auréolés de gloire dans leur domaine. Le ton était donné. Marie-Claude venait de faire d’une pierre deux coups. En ouvrant son carnet d’adresse, elle avait fait venir le monde au Luxembourg et elle annonçait la couleur : le travail se ferait main dans la main avec les artistes.
Et ce fut Be the Artist’s Guest. Pendant les six ans de préfiguration, tout en consolidant la collection par des achats validés par un comité d’experts internationaux dont elle avait pris soin de s’entourer, Marie-Claude a préparé l’ouverture d’un musée qui n’ouvrirait ses grandes portes de verre qu’en juillet 2006. MCB a invité l’artiste à inviter le public, un concept pour le moins révolutionnaire dans l’univers poussiéreux des temples dédiés à l’art. Grâce à des événements ponctuels dans des lieux divers (ArtFiles, Audiolab), la curiosité du public était savamment titillée, dans différents domaines de création dont l’art numérique : le site web mudam.lu et sa succession d’écrans pop-up colorés conçu par l’artiste français Claude Closky est longtemps resté la seule vitrine.
Pour Enrico Lunghi, son successeur à la direction du Mudam en 2008 et son complice de la première heure, MCB fut tout d’abord une belle rencontre humaine. « On s’est tout de suite entendus, la collaboration s’est faite spontanément et immédiatement. On avait plusieurs points communs dont le même intérêt pour Wim Delvoye par exemple. Je lui ai fait découvrir Bert Theis, et elle est à l’origine indirectement du premier achat que j’ai fait en tant que directeur de Mudam : la fontaine d’encre de Su-Mei Tse (2009). Mais c’était aussi quelqu’un de très solitaire, je me souviens d’un réveillon improvisé que nous avons finalement passé ensemble, par un drôle de concours de circonstances, autour de pâtes et de mandarines… ».
Autour d’elle, Marie-Claude avait rassemblé une équipe jeune (source d’énergie et d’inspiration inépuisable dont elle aimait s’entourer) qui compensait son manque d’expérience par une grande motivation sans cesse attisée par des remarques parfois cinglantes. L’ambiance dans les rangs était tendue, l’enjeu était de taille : satisfaire Marie-Claude.
«Vous m’avez offert une opportunité exceptionnelle (…), vous avez vu en moi des forces et un potentiel que je n’avais pas encore découverts (…). À peine trois mois après mon arrivée, vous m’avez envoyée à New York pour rencontrer l’un des plus grands mécènes du musée. Votre exigence, parfois redoutable, m’a souvent poussée hors de ma zone de confort (‘C’est NON ! Signé MCB’)». Ces quelques mots, extraits d’un hommage touchant rédigé par Annick Spautz sur sa page LinkedIn à l’annonce de la disparition de Marie-Claude Beaud, disent tout sur l’influence qu’elle exerçait sur ses collaborateurs.
«Nous étions vraiment tous des bébés quand nous avons commencé l’aventure Mudam aux côtés de MCB», se souvient aussi Anna Loporcaro. «Pour certains d’entre nous, c’était même une première expérience professionnelle, ce qui signifiait peu de repères. Mais derrière ses grands airs, elle nous faisait confiance et veillait sur nous, nous protégeant des ‘méchants’, comme elle aimait le dire.»
Pour Stéphanie Rollin, une autre de ses proches collaboratrices du Mudam devenue artiste –certainement pour le plus grand plaisir de Marie Claude –, «MCB a été mon mentor, même plus que ça. Elle a changé ma vie. Tellement dure et tellement géniale. Et drôle aussi!»
En chemin, il y eut une apothéose : le lion d’or à la Biennale de Venise de 2003 décerné à Su-Mei Tse, dans un pavillon luxembourgeois curaté par l’équipe du Mudam. Du jamais vu : à peine trois ans après l’arrivée de Marie Claude Beaud au Grand-Duché, pour la première fois, le Luxembourg remportait la récompense suprême dans l’univers select de l’art contemporain. Cela valida-t-il la direction choisie par Marie-Claude ? Pas pour tout le monde. MCB faisait rarement l’unanimité… et l’assumait parfaitement.
À l’ouverture du Mudam en 2006, Marie-Claude Beaud avait concocté avec ses acolytes artistes un Eldorado de bienvenue d’autant plus réjouissant que certains espaces du musée avaient été pensés par eux, de la boutique au café (Ronan et Erwan Bouroullec) en passant par le mobilier du musée (Bert Theis) et même une chapelle imaginée in situ par Wim Delvoye. C’est là qu’elle put déployer son sens inné de l’accueil. «À chaque fois qu’on arrivait au Mudam, il y avait un grand bouquet de fleurs à l’entrée», sourit Enrico Lunghi. «Marie-Claude savait mettre une ambiance esthétique, elle avait le souci du détail à chaque événement qu’elle organisait».
Les deux années passées dans les murs ne l’ont pas vue ralentir. «Je la revois encore, vêtue d’une longue robe et veste plissée Issey Miyake, traversant le hall du Mudam d’un pas déterminé, le regard vif et l’esprit toujours en éveil», raconte Anna Loporcaro. «En la croisant, il fallait toujours être alerte et choper au vol, une consigne, une idée ou une remarque». Deux années qui ont filé : Marie-Claude Beaud qui avait pourtant rempli sa mission haut la main, n’a pas été renouvelée au terme de son mandat. Le jour de son départ l’artiste David Brugnon qui avait aussi été l’un de ses collaborateurs au Mudam lui a peint un wagon de marchandise. Et lui a offert la photo. On l’imagine touchée et émue.
Pour l’avoir rencontrée à Monaco où elle a rebondi très vite après son étape luxembourgeoise, je peux me permettre d’affirmer qu’elle a laissé un peu de ce cœur, immense, au Mudam. Elle est donc partie opérer sous des cieux plus cléments, et, depuis le 29 décembre dernier, plus loin encore. Elle avait 78 ans et plus assez de force pour un autre réveillon solitaire.
Äddi a VILMOOLS merci, Marie Claude.
Photo en-tête: David Brognon, MCB rocks, 2008.