Retranscription de la table-ronde proposée pendant la Luxembourg Art Week
Introduction par France Clarinval : Le monde de l’art est un écosystème assez vaste et complexe. Il y a des tas d’acteurs très différents: les artistes, les musées, les galeries, les collectionneurs, les critiques d’art et les curateurs ou commissaires. Tout cet écosystème avec des personnalités, des personnages qui s’imbriquent plus ou moins. C’est une des questions que je voudrais adresser aujourd’hui : être plus au clair sur qui fait quoi ? Pour cela, nous avons invité un artiste, Marco Godinho ; un curateur, Clément Minighetti et une critique, Karolina Markiewicz.
Je me permets un petit détour sur une petite histoire de la critique d’art ou des critiques d’art. Bien sûr, les textes et les commentaires autour des artistes existent depuis à peu près aussi longtemps qu’il y a des artistes. Dans l’histoire de l’art, on considère, si on cherche banalement, que Diderot serait le fondateur de la critique d’art, car il écrivait des Chroniques des Salons. Mais c’est surtout au XIXe siècle que la figure du critique d’art a émergée, notamment autour des salons. Et les critiques d’art étaient surtout des auteurs littéraires. La critique d’art pouvait être considérée comme un genre littéraire.
Au fil du XXe siècle, et avec l’autonomisation des genres littéraires et des artistes, le critique d’art a pris une position un peu plus spécifique. Et depuis les années 50, il devient vraiment un personnage à part entière de la scène artistique. Depuis aussi à peu près les années 60-70, on peut voir que le critique d’art a progressivement évolué dans ses fonctions, ou attributions, ou rôles, et notamment s’est mis à organiser des expositions. Certains ont estimé que l’organisation d’une exposition ou même une activité artistique ou plastique pouvait être un travail de critique.
On retrouve dans Le Monde, il y a une dizaine d’années, un article sur les curateurs qui l’appelle « le plus jeune métier du monde ». C’était le titre de l’article en 2013, à propos d’une exposition au Palais de Tokyo qui mettait en avant différents curateurs. Et l’article, comme à peu près tout le monde, estime que le métier de curateur serait né avec Harald Szeemann et son exposition « Quand les attitudes deviennent forme ». Alors je vais passer la parole à Clément qui va faire un autre point historique sur l’évolution du métier de curateur au Luxembourg et ailleurs.
Clément Minighetti : Je ne me suis pas penché sur l’histoire curatoriale au Luxembourg et ailleurs. Pour ce qui est de Luxembourg, c’est vrai que les choses ont vraiment changé, on va dire, avec l’arrivée des institutions comme le Casino. Avant, il faut quand même préciser qu’il y avait déjà un écosystème qui était en place. Moi, je me souviens que plus jeune, je lisais Café Crème, donc il y avait déjà un monde qui existait. Mais il est vrai qu’à un moment donné, les choses se sont accélérées. Les curateurs ont souvent été liés à une institution, mais il y avait déjà des curateurs indépendants, comme Patrick Kremer, par exemple qui s’est occupé du pavillon de Venise avec Antoine Prum. Je pense aussi, même s’il est plus tourné vers la mise en scène maintenant à Stéphane Ghislain Roussel, au début des années 2000.
Évidemment, le métier de curateur évolue aujourd’hui, il y a une forme de nomadisme. Il y a même des formes un peu privilégiées. J’allais dire qu’on peut être curateur à large, c’est-à-dire être lié à une institution, mais de façon sporadique et finalement avoir du temps pour se consacrer à un travail qui serait celui de son écriture personnelle. Alors évidemment, il faut aussi distinguer, le curateur qui travaille dans une institution et le commissaire, le curateur indépendant. Les bases du métier sont les mêmes, mais les façons de le faire sont différentes. Quand vous êtes dans une institution, vous n’avez pas finalement de tracasseries, pécuniaires et vous n’avez pas besoin de trouver un lieu qui va vous accueillir. Ce sont quand même des conditions de travail nettement plus favorables. Et en contrepartie, quand vous êtes dans une institution, eh bien évidemment, vous allez être attaché à un programme, finalement, concevoir le rythme du musée. Vous avez aussi, si vous êtes dans une institution, non pas simplement être dans cette articulation du travail curatorial qui est entre l’accueil, l’hospitalité, l’accompagnement d’un projet d’artiste, mais vous allez aussi devoir penser ce qu’est l’institution. Et donc, vous allez avoir à la fois un regard un peu rétrospectif, je vais dire, sur l’histoire des expositions pour voir où vous allez situer, votre pratique et comment vous allez réaliser le programme. Introspectif parce qu’à un moment, la vie de l’institution même est marquée par des événements et donc, il est bon de chaque fois revenir un peu dessus, de connaître l’histoire. Un travail prospectif, aussi, puisque vous devez faire avancer cette même histoire. À un moment donné, il y a une temporalité à prendre en compte qui est bien différente que lorsque vous êtes vraiment détaché de l’institution.
Avant, l’histoire de l’art était assez linéaire, c’était facile à lire, facile à comprendre. Finalement, l’art accompagne la complexité du monde et c’est une bonne chose. Simplement, les repères sont plus difficiles. Et puis, vous pouvez vous nourrir de beaucoup de champs, d’expertise, d’expériences et évidemment, les commissaires, les curateurs suivent le même chemin.
Donc, vous pouvez vous spécialiser, vous pouvez avoir un champ d’intérêt spécifique et donc, travailler avec ; vous n’êtes plus simplement obligé de vous interroger sur les pratiques des artistes, mais vous pouvez aussi aborder ça avec des prismes beaucoup plus précis, plus spécifiques et les institutions aussi s’adaptent à ça. C’est-à-dire que vous allez avoir maintenant des curateurs qui vont être spécialisés, dans l’événementiel, la performance, la photographie… Donc ça, c’est vraiment l’enrichissement et en même temps, il est bon toujours de garder une qualité de généraliste pour être capable de faire en sorte que tout ça tienne ensemble.
FC : C’est un survol déjà relativement approfondi. En fait, les trois positions entre le critique, le curateur, l’artiste, on ne peut pas parler de tout cet univers, comment est-ce qu’elles s’imbriquent ? Peut-être Marco, tu peux expliquer dans ta pratique artistique, comment est-ce que tu travailles d’une part toi comme artiste avec des curateurs, avec des critiques, dans quel ordre les choses se positionnent et aussi dans ta pratique de production d’écrits également et de production d’ouvrages dont on en voit un ici sur le mur.
Marco Godinho : Comme Clément le disait, ça a vraiment à voir avec le contexte : Si c’est une exposition individuelle, si c’est une exposition de groupe, si c’est un projet qui a lieu que pendant un jour, un week-end, si c’est une exposition qui dure longtemps, etc. Dans le meilleur des cas, je trouve que le commissaire devrait être un allié, en tout cas pour moi. C’est quelqu’un qui va marcher avec l’artiste, on va marcher ensemble. Dans le meilleur des cas, l’artiste a déjà beaucoup amené comme matière. Souvent, ça ne se passe pas toujours comme ça. Dans les expositions, en tout cas dans mon expérience, dans une exposition par exemple plus personnelle, où on amène l’univers de l’artiste dans un contexte spécifique, ça dépend aussi qui invite qui. Où travaille le commissaire ? Est-ce que le commissaire est enraciné dans un musée ou travaille dans un musée et par ailleurs a sa pratique un peu plus nomade ? Souvent les rôles sont un peu imbriqués dans la discussion, dans la préparation, dans le processus de l’exposition, de la préparation de l’exposition.
Pour moi, le commissaire devrait faire confiance à l’artiste, devrait marcher avec lui pour permettre d’ouvrir toutes les portes, tous les espaces possibles pour que le projet, l’exposition se fasse dans le meilleur contexte possible. Mais quand l’artiste est invité pour une exposition de groupe, par exemple, je pourrais donner plein d’exemples et pas que des exemples agréables, l’artiste n’est pas toujours le bienvenu à l’accrochage, par exemple, parce qu’il va avoir des idées sur son propre travail. Alors, là commence déjà la critique de l’artiste sur son propre travail et du commissaire sur l’exposition ou ce qu’ils sont en train de mettre en place.
On pourrait presque parler de certains commissaires comme des auteurs : sont en train de faire l’exposition, ils la préparent comme si c’était une œuvre à part entière, en utilisant les idées des artistes, les œuvres, mais en y mettant, injectant des nouvelles perspectives. On pourrait parler de notions comme l’Art Povera, comme des notions comme ça qui sont apparues par des commissaires d’exposition dans les années 1960 ou tout d’un coup, le regroupement d’un certain travail, d’un certain contexte est nommé par un commissaire, par un curateur et va prendre une autre dimension. Comme j’aime la pratique de l’écriture et que je pratique aussi de la scénographie, etc. C’est toute une complexité de conversation, de confiance, de mise en relation qui sont, en fait, c’est une mise en confiance des deux parties et plus encore.
FC : Tu cites des noms de mouvements qui ont été donnés par des commissaires. Ce sont aussi souvent des critiques d’art qui donnent ces noms de mouvements ou de groupes quand ce n’est pas les artistes eux-mêmes qui se regroupent. On voit de plus en plus, justement, avec la pratique de l’indépendance, de commissaires indépendants et de critiques indépendantes, pas forcément attachés à une revue ou à un journal, dans les CV de ces personnalités, les deux fonctions. Il est souvent écrit « curateur indépendant » et « critique d’art indépendant ». Est-ce que ces deux fonctions se superposent ? Quelle serait, Karolina, la spécificité du critique d’art ?
Karolina Markiewicz : Les frontières deviennent de plus en plus poreuses. C’est-à-dire qu’on peut passer de l’écriture à la conception, au commissariat, (parce qu’il y a ces deux mots, ces deux termes, curateur ou commissaire), et aussi à l’art même, à la création. Je repense ici à un point historique, à Florence, où effectivement, la critique d’art est née par les artistes eux-mêmes. Ils se critiquaient entre eux et ils se curataient entre eux, c’est-à-dire qu’ils se guidaient ou ils se conseillaient. Et je pense que c’est bien de revenir à cette idée que tout est possible, dès lors qu’on s’intéresse à l’art, pas comme objet, pas comme objet d’un marché. C’est une distinction. Les critiques d’art envisagent effectivement les œuvres d’art ou les expositions plutôt comme des idées, plutôt comme une sorte de positionnement plutôt philosophique. Et puis, il y a les foires et il y a le marché. C’est effectivement poreux et intéressant de ce point de vue-là.
En amont, France, tu disais que, à juste titre, que maintenant, on critique tout. On est à même, en fait, de devenir tous des critiques d’art. C’est-à-dire qu’on a les outils qu’on a, les outils informatiques, les plateformes, les réseaux sociaux, à travers lesquels n’importe qui peut donner son opinion, qu’il ou elle soit ancré dans un savoir ou dans une recherche autour de l’art, autour des idées. C’est compliqué à tous les niveaux sociétaux, mais c’est intéressant.
FC : On voit dans tous les domaines, que ce soit le cinéma, la gastronomie, l’art, tout le monde a un avis et tout le monde donne en ligne des étoiles, des pouces, des likes. Parfois des commentaires plus ou moins avisés et plus ou moins sympathiques. Ça ne fait pas des millions de critiques d’art ou des millions de critiques cinématographiques ou gastronomiques. Ça reste quand même un métier.
KM : Il faut se préparer. C’est-à-dire que quand on écrit effectivement une critique d’art, le mieux, c’est effectivement d’avoir étudié l’histoire de l’art ou alors de tourner autour de l’art de manière concrète. Mais pour écrire une critique, il faut avoir effectué des recherches. Il faut s’intéresser aussi à l’artiste, à ce qu’il dit et à la réception de ce qui est montré. Ce n’est pas forcément la même chose.
MG : Il faut dire aussi que cette critique est presque invisible au Luxembourg. Elle n’est pas présente du tout. Quand on compare par exemple juste à la France, ici, il n’y a pas de critique. Je veux dire dans le sens où, quand on parle d’une critique, une vraie critique, qui aide le travail à avancer, qui aide à positionner le travail dans un certain contexte sociétal, dans l’histoire de l’art, etc. Il n’y a aucune critique, je veux dire très rare. C’est très rare qu’on lise une critique d’une exposition. Je parle pour moi, où le texte n’est pas à moitié copié du press release, où il y a, en fait juste avoir une opinion de la critique, c’est très rare de sentir un vrai positionnement critique.
KM : Et pas juste un descriptif.
MG : Et pas juste un descriptif. L’exposition que j’avais faite au Kiosk, ça m’avait calmé avec la critique. J’avais eu un article où on avait analysé comment j’étais habillé! C’était il y a 20 ans, j’espère que ça a changé. J’ai moins lu par après.
KM : C’est effectivement compliqué ici à Luxembourg.
FC : C’est la même chose pour la critique de théâtre, c’est la même chose pour la critique de théâtre ou la critique littéraire. Le milieu luxembourgeois étant ce qu’il est, on est forcément tous le voisin de, le fils de, le frère de, et on boit des coups avec les comédiens après la pièce et on a du mal à écrire que ce n’est pas si bien que ce qu’on aurait espéré. Donc, ça, ça reste vrai dans tous les secteurs, dans tous les domaines à Luxembourg. Ça n’empêche que justement, et c’est pour ça, quand même, c’est quand même ce que l’Aica défend, que l’approche intellectuelle du critique d’art ou de la critique d’art doit avoir sa place dans la presse ou en ligne ou je ne sais pas où.
CM : Moi, je pense que ce n’est pas si grave que la critique soit bonne ou mauvaise. Je reviens sur cette double casquette de critique et commissaire. On peut avoir des champs de compétences différents, mais après le champ d’application est autre chose. C’est-à-dire que à un moment donné, si vous êtes critique, vous êtes forcément dans quelque chose où vous avez une forme de distance, vous posez un regard sur ce qui a été fait et donc après vous étayez votre argumentation. Quand vous êtes commissaire, vous faites une proposition. Vous devez faire attention aux choses, aux artistes, aux œuvres, mais ça reste une proposition. Alors évidemment, il faut intégrer tout ça dans un dialogue, une conversation avec l’artiste. C’est des choses, subtiles, on le sait, mais c’est le métier.
Si on revient sur l’histoire de la critique, ce qui est intéressant dans la critique, c’est qu’elle ne doit jamais être centrale comme tout dispositif de médiation. C’est-à-dire qu’elle ne doit pas remplacer une œuvre. La critique est forcément périphérique. Mais en revanche, elle devient centrale à l’histoire de l’art parce qu’elle permet de donner le contexte. Si on regarde un petit peu l’histoire de la critique, tu parlais de Diderot, c’était quelque chose de très moraliste. Il appréciait Greuze et quand on regarde des tableaux de Greuze aujourd’hui, c’est une peinture un peu surannée. On pourrait préférer quand même Chardin ou Fragonard.
Je repensais à ça parce qu’il y a quelques années, j’avais travaillé sur cette exposition sur Jeff Wall et ça m’avait amené à travailler évidemment un peu sur Manet. J’étais tombé sur les cours de Bourdieu au Collège de France sur « Manet, une révolution symbolique ». Et ce qui était intéressant, pour expliquer la figure de Manet, la révolution, il reprenait tous les textes de critique qui étaient donc des littéraires, des écrivains et qui s’attachaient toujours à l’attention de l’artiste. C’est-à-dire que leur texte était une sorte de prolongement de l’œuvre où il s’essayait de raconter une petite histoire. Et ce qui les agaçait beaucoup avec Manet, c’est qu’il n’y avait pas d’histoire. On ne comprenait jamais ce que faisaient les personnes représentées. Il n’y avait pas de narration, c’était déthéâtralisé, en fait. Mais quand on regarde Baudelaire qui connaissait Manet, pour lui, le peintre de la vie moderne, c’est Constantin Guys. Pour Zola, le personnage de l’œuvre, c’est un peintre naturaliste qui est un suiveur de Manet qui s’appelle Bastien Lepage. Et on voit bien que même ces gens avec toute leur érudition, leur connaissance de l’époque, sont passés à côté de l’artiste qui finalement était vraiment la révolution de l’art moderne. Mais malgré tout leurs écrits restent et on peut finalement dresser un petit peu le décor d’une époque et mieux comprendre en effet les interactions, comment les peintres agissaient, ce qui faisait finalement aussi leurs difficultés et la compréhension du temps devient finalement très utile pour finalement avoir un paysage historique.
Les likes, si je peux dire, ça n’a rien à voir avec la critique, avoir une opinion, tout le monde peut en avoir une, mais à un moment donné il faut que ce soit étayé. Les likes, c’est un peu la dictature de l’émotion et là on rentre dans quelque chose d’autre. Donc je ne considère vraiment pas ça comme un geste critique.
FC : Justement, tu reviens à l’histoire de l’art et c’est tout à fait intéressant. Quand on est dans l’art contemporain, on est dans l’histoire de l’art en train de s’écrire et c’est donc d’autant plus difficile pour les critiques de s’extraire de la vue, de dézoomer pour écrire cette histoire de l’art. Je ne sais pas si quelqu’un veut commenter cela.
KM : Il faut étayer, il faut peut-être effectivement voir le contexte. Si à Luxembourg on parle des artistes d’un point de vue vestimentaire, ça indique aussi un certain niveau intellectuel, ou tout simplement un contexte. Comment on considère l’art et comment on considère les artistes. Quand tu écris, quand tu es critique d’art contemporain, tu ne peux pas mettre en dehors, en fait, le contexte, ni politique, ni social, et en général pas non plus les likes et le fait que ça existe. Comment est-ce qu’on cohabite avec ce genre d’avis pour essayer de garder une critique plus solide.
MG : Non, je trouve juste encore une fois, le problème c’est que ça n’existe pas au Luxembourg. Il n’y a pas de critique, c’est tout.
KM : Mais il y a quand même des structures. Par exemple, il y a une bourse par exemple, le Focuna offre une bourse pour la critique d’art, Kultur :LX pour la documentation d’artistes.
MG : Je parle de quelque chose au quotidien. Il n’y a pas d’école d’art ici, il n’y a pas de dynamique de critique. On voir ici, sur la foire, des artistes qui ont un stand eux-mêmes, pour montrer leur travail. Ils sont leurs propres critiques et commissaire. Mais un artiste n’est pas fait pour se critiquer. Il va pas commencer à critiquer, à analyser son travail, on va pas revenir sur Duchamp il a des très beaux textes sur ça. Tu peux pas influencer la critique de ton propre travail, mais par tes choix, tu vas bien sûr plonger dans des territoires dont tu ne sais pas ce qu’ils vont te renvoyer en retour. Des choix qui vont t’amener à des vrais critiques, à une évolution de ton travail sur le long terme. Même si, souvent aujourd’hui même les commissaires oublient le travail de l’artiste. Il devient secondaire, il vient même.
KM : On peut un peu parler de la Biennale d’Art de Venise cette année. Quand on voit l’exposition actuelle, la représentation du Luxembourg, le pavillon luxembourgeois, la commissaire prend un rôle très important, elle joue un rôle quasiment d’artiste. On oublie un peu les artistes, c’est un dispositif particulier.
FC : Ce que le public voit ou reçoit, c’est souvent de la production, aussi de texte. Les artistes produisent des textes, notamment pour accéder à des bourses ou à des subventions. Les commissaires produisent des textes, en particulier pour des catalogues, parfois aussi pour obtenir des bourses et des subventions, et les critiques produisent des textes, généralement a posteriori, après le moment de monstration. Comment est-ce que Clément, toi, tu vois ta production écrite, justement dans ce continuum ?
CM : La production écrite, je la vois comme quelque chose qui va être liée au catalogue, ou alors à tout ce qui va être au départ, la présentation et la médiation de l’exposition. Je voudrais un peu revenir sur ce que tu disais, Marco, je comprends bien que les artistes peuvent avoir l’impression d’être instrumentalisés. C’est quelque chose qui a été débattu il y a longtemps ; la notion d’auteur, de commissaire. C’est vrai que si tu dois faire des recherches et avoir un projet, confronté à la matière, tu essayes d’en extraire une idée, il faut toujours revenir à la matière, à l’œuvre et essayer de pas trop dévier. Ça devient quelque chose de personnel, c’est-à-dire qu’en gros le commissaire doit s’emparer des œuvres, s’emparer du travail des artistes et puis savoir un peu comment les mettre en place. Et je pense que ça, ça peut être intéressant aussi pour les artistes : créer des résonances entre les œuvres, créer des rencontres. C’est beaucoup mieux si on peut faire ça en dialogue avec les œuvres et en dialogue avec les artistes. Ce sont des possibilités qui sont offertes à un moment et qui ne sont pas toujours là.
Dans tout ça, le texte permet d’affiner ce qu’on pense, c’est-à-dire que ce qui est de l’ordre de l’intuition. On est dans un environnement, dans un travail basé sur quelque chose que le cerveau humain aime beaucoup : c’est l’idée de coopération. C’est-à-dire que ce n’est pas un travail qui se fait seul, c’est un travail qui se fait dans la conversation, le partage, le partage d’idées. À un moment donné, c’est comme ça qu’on enrichit un petit peu. Après il faut pouvoir s’approprier les pensées des autres. Quand on lit un texte dans le but de faire une exposition. On va lire des textes historiques, philosophiques, théoriques et donc on va avoir des pensées de personnes très érudites qui ont consacré leur vie à un sujet. Ça va être une mine de connaissances. Mais après il faut digérer ça, et la meilleure façon de digérer ça, c’est de trouver ses propres mots, même si on emprunte la pensée. C’est un exercice qu’il faut toujours faire et, là, l’écriture est très utile parce qu’elle permet de formuler sa propre pensée, d’en voir aussi les limites et les écueils.
Par rapport au texte des catalogues, c’est là où c’est différent de la critique. On peut inviter des personnes qui ne sont pas vraiment opérantes dans le champ de l’art, mais qui ont des compétences spécifiques. Si vous faites une exposition, par exemple sur la techno-esthétique, vous allez voir des personnes qui travaillent sur l’intelligence artificielle ou la robotique qui vont pouvoir avoir des points de vue éclairants, même si normalement ils n’agissent pas vraiment dans le champ de l’art. Si vous pouvez les aiguiller, si vous pouvez avoir une conversation avec eux, alors, vous pouvez faire en sorte que leur pensée soit adaptée, au contexte de l’exposition.
FC : Karolina, tu as aussi une expérience d’artiste, où tu as aussi accompagné ton travail de textes. Comment tu différencies l’écriture d’artiste, de commissaire et de critique ?
KM : Effectivement, quand on crée, la plupart du temps, tout vient d’une manière intuitive. Ensuite, pour peaufiner, pour affiner ces intuitions esthétiques et formelles, on pose des mots. Effectivement, les textes sont essentiels pour comprendre ce qu’on voit, pour comprendre comment l’art évolue. Pas tant pour comprendre des expositions ou le travail artistique d’une personne, mais plutôt pour comprendre le contexte dans lequel il est placé.
FC : C’est aller au-delà du mode d’emploi ou du descriptif.
KM : Effectivement, le problème c’est qu’il y a beaucoup de descriptifs et que ça ce n’est pas de la critique d’art. Ce n’est pas placer l’art dans un contexte plus large en l’associant avec ce qui se passe autour de cet art.
MG : Ce qui est intéressant, c’est souvent ce qu’on ne voit pas. Tous les textes, tous les échanges. C’est très important d’échanger, de s’ouvrir, de voir son travail ailleurs. Ça, c’est le rôle des commissaires, des critiques : t’amener voir où ton travail pourrait aller, où sont les correspondances, les liens avec un autre travail qui peut ouvrir sur un questionnement plus large. Souvent, oui, aujourd’hui tout commence par l’écriture, par un échange de mails. Un échange de mots où l’artiste essaie de poser des mots sur ce qu’il a envie de faire avant même de mettre des images. C’est mon cas parce que je m’intéresse moins à l’objet en tant que proposition artistique ou univers artistique. C’est là que c’est très important d’avoir un point de vue d’un critique et aussi d’un commissaire qui sont habitués, à faire des constellations, à travailler sur le sens des choses. Ils vont t’alerter, de maintenir en veille, peut-être te mener vers un chemin où tu ne veux pas aller mais qui finalement peut être un endroit très intéressant où tu es moins confortable, où tu vas être un peu déstabilisé. Souvent les propos du curateur ou du critique deviennent très « créateurs ». Ils deviennent une forme, on est en train de créer quelque chose ensemble.
KM : Toi tu préfères que ça se passe en collaboration ? Parfois, il y a des frottements…
MG : Oui, il peut y avoir des frottements. Mais ce qui me gêne, c’est quand tu sens qu’il y a moins de répondant, qu’il n’y a pas cet univers qui vient vraiment bouleverser, qui vient comme une collision. Il faut que ça soit quelque chose de dynamique. Il faut que la discussion soit forte, que nous soyons tous dans une sorte d’évolution et de recherche permanente. Et ça fonctionne seulement si tu vis trois jours en une journée.
CM : Je voulais ajouter quelque chose sur la temporalité. Parfois des choses se produisent par la suite. On fait les choses à un instant, on a une intention, tout ça est formulé. Et puis, il y a de ce côté un peu rétrospectif où on va considérer les choses différemment et on va pouvoir revenir dessus. Cela fait également partie de la façon dont les commissaires travaillent. Les artistes doivent avoir à peu près le même processus à l’œuvre. Lorsque tu regardes tes premières expositions ou tes textes, je pense qu’il y a parfois des surgissements, des choses que tu n’avais pas remarqué à ce moment-là et qui peuvent te faire rebondir différemment. Tout n’est pas dans une progression hyper linéaire.
FC : Tu parlais du critique qui cherche les intentions de l’artiste. Parfois, on trouve des intentions qui n’étaient pas voulue. Finalement ce n’est pas très grave. L’artiste n’a peut-être pas voulu dire cela ou montré cela, mais c’est là. Le critique va pouvoir pointer des choses que l’artiste lui-même ou le commissaire lui-même n’ont pas voulu y mettre ou voulu y voir.
MG : La critique existe aussi oralement : Tu es à ton vernissage et quelqu’un, un professionnel, est en train de critiquer ton travail en direct. Il n’est pas en train d’écrire un texte formalisé, mais il est en train d’analyser ton travail. Il y a une forme d’oralité, de dynamique constante de l’un vers l’autre. C’est intéressant, l’oralité de la critique, son côté immédiat. Quand tu écris, tu va réfléchir, positionner…
FC : Je vais passer le micro à la salle.
Lynn Klemmer : Bonjour, je voulais revenir sur le mot de « critique ». Quand on pense à la critique, on pense à un binaire positif/ négatif. Aujourd’hui nous sommes dans un monde très polarisé et c’est pour cela que la critique est généralement plus positive. C’est un espace plus sûr.
Mathieu Buchler : C’est l’idée que la critique et c’est trop positive parce que le monde est trop polarisé. La critique d’art n’a pas peut-être le courage d’être plus critique, plus acerbe.
KM : Il y a des critiques qui sont pas du tout positifs. La critique d’art en tant que métier, c’est quelque chose qui interroge vraiment énormément. Donc ça ne peut pas forcément être positif juste positif. Mais la question de la polarisation et de la binarité de la réflexion est intéressante parce qu’effectivement ça rejoint ce qu’on disait tout à l’heure. On vit dans un monde digital avec un système binaire. Peut-être qu’on le transpose dans le monde physique et dans la critique. Marco tu disais qu’ici la critique d’art n’existe pas. Je ne suis pas complètement d’accord, pas seulement parce que j’écris, mais je pense qu’elle est comme elle est ici. Elle est peut-être différente de celle qu’on trouve en France parce qu’effectivement on n’a pas d’école.
MG : Ce que je voulais dire par rapport à cela, c’est que quand tu écris, tu dois te mettre à nu. Tu dois mettre tout sur la table, tu dois te révéler. On doit voir ton battement de cœur. On doit voir comment tu marches, comment tu réfléchis. Et cela, je ne le vois pas trop au Luxembourg. Parfois, oui. Tu vois une critique qui est vraiment pointue, qui te prend, elle n’est souvent pas vraiment positive. Mais elle questionne un ensemble de points parce que tu sens qu’il y a une urgence.
Lucien Kayser : Une première remarque sur l’histoire de l’art. S’il est vrai qu’en France, la critique a été surtout le fait des littéraires, on pourrait quand même dire que Malraux, Yves Bonnefoy et quelques autres ont été les derniers dans ce sens-là. La relève a été prise par les philosophes pensons à Derrida, Deleuze, Bourdieu, Sartre… Deuxième remarque, le titre disait « Où va la critique d’art aujourd’hui ? » Je crois qu’on l’a un peu raté. J’aurais bien aimé qu’on discute de la situation de la critique d’art aujourd’hui. Aica International a réalisé une enquête (dont les résultats sont en ligne). Il faudrait aussi distinguer et ne pas confondre la critique, que j’appellerais faute à un autre terme journalistique, dans les journaux, et la critique universitaire. Et pour finir, vous me permettrez de lire juste quelques lignes du journal que j’apprécie énormément, c’est un hebdomadaire viennois – Der Falter. Gerhard Stöger, a traité un peu le sujet par une sorte de chemin de traverse. Le titre le dit déjà « Braucht es künstliche Intelligenz für Verrisse? » D’ailleurs je me suis posé la question : est-ce que la langue française a un mot pour Verrisse? Je n’en ai pas trouvé. Un article massacreur, si l’on veut.
L’éditorial part d’un journal anglais qui, signe des temps, est un journal gratuit, va licencier 150 journalistes, 150 personnes, et il va les remplacer par l’intelligence artificielle. « Laut Plan sollte die KI den Blockbuster „Van Gogh“ in der National Gallery im Stil des alten Griesgrams Sewell rezensieren – what a task! Auf der Website der Zeitung ist allerdings nur eine Vorankündigung zu finden. „A wonderful show of a wonderful artist“, schwärmt die Autorin über die noch gar nicht eröffnete Schau. » Voilà à quoi aboutit aujourd’hui la critique très souvent. On reprend les textes des bureaux de communication, ou les textes des musées (qui font faire leurs textes par des bureaux de communication). Gerhard Stöger dit alors les gens se jettent sur les Verrisse, sur les articles négatifs parce que là, au moins ils sentent qu’il y a une personne derrière. « Es greift zu kurz, diese Lust auf Verrisse bloß mit Schadenfreude oder latenter Kunstfeindlichkeit zu erklären. Die Leute wünschen sich jemand Kompetenten, der zu urteilen versteht und nicht nur über das schreibt, was ihm gefällt. »
CM : Moi j’irais dans votre sens, c’est vrai que la critique a commencé aussi avec les pamphlets et les libelles, si on revient au 18e siècle. Donc, c’était quelque chose de très acerbe. Des articles au vitriol, on dirait en français. Il faudrait aussi se questionner : On parle des likes, on est dans une époque qui est en train de se soumettre à ce qu’on appelle l’intelligence artificielle (qui est une intelligence restreinte en vérité). Il faudrait bien comprendre que la critique telle qu’on la connaît est née aussi à l’époque des Lumières. Un moment très spécifique où il y avait cette idée que la vie était une réalisation humaine, c’est à dire qu’elle n’était plus entre les mains d’une force divine. C’était un grand changement de paradigme. Je pense qu’on arrive à une époque qui est exactement au même point de bascule. On est en train d’abandonner notre libre arbitre à des choses qui sont plus simples, plus simpliste même. Parce que finalement, penser c’est compliqué, c’est fatigant. L’exercice de la liberté, ça demande de l’effort, c’est exigeant. Il y a des choses plus confortables,
Marianne Brausch : Ce que vient de dire Clément m’a énormément intéressée. L’art contemporain, il faut rentrer dedans, comme dans tout. C’est-à-dire qu’il faut apprendre à le voir, à le regarder, à sentir ce que fait l’artiste. Est-ce qu’il a un concept ? Quelle est la thématique ? Vous m’avez un peu blessée. Je ne me considère pas comme critique d’art, mais comme chroniqueuse d’art. Je fais énormément d’efforts, quand je vois l’exposition, pour comprendre ce que l’artiste dit, ce qu’il fait, quel est son concept, d’où il vient, où il va, où il veut amener les gens… Il faut amener les gens vers l’art contemporain. Je fais ce travail depuis plus de 20 ans à Luxembourg – 40 ans dans ma vie complète. Je le fais dans toutes les sphères de l’art, que je peux aborder avec ma sensibilité, avec mes connaissances de l’histoire de l’art, avec la connaissance des artistes et le dialogue avec les artistes. Le travail d’un chroniqueur d’art, c’est aussi de porter les artistes en étant positif. Je parle des gens qui font leur boulot, qui aiment l’art et qui essayent de faire rentrer le public, le grand public dedans.
MG : Marianne, ce que tu viens de montrer, ce que tu as fait là, c’est ce que j’aime. Chacun est comme il est. Il pose son opinion, sa respiration. Mais en général, je parle en général, la critique n’est pas au niveau. Aussi parce qu’on n’a pas d’école d’art.
MB : On n’a pas d’enseignement artistique, ça je suis d’accord, pour jeunes adultes. Mais je trouve que, au Luxembourg, que les institutions font un travail éducatif avec les enfants à partir de l’école primaire. Un travail d’approche de l’art qui est énorme, et que je n’avais pas vu ailleurs.
CM : Je pense que tant que ça fait débat, tant qu’on peut discuter, on peut ne pas être du même avis, mais c’est important, c’est justement cette qualité de l’échange. Avoir des points de divergence, on a aussi des points de convergence.
FC : Je vous remercie tous de votre présence et de votre attention.