Lauréate du Prix Edward Steichen 2024, la plasticienne Marianne Villière, née en 1989 à Nancy, bénéficie d’une résidence de six mois à New York, elle s’est envolée le 1er juillet.
Par Marie-Anne Lorgé
Malicieuse et bienveillante, adepte du compromis, s’obstinant à activer des outils artistiques prompts à transformer et à court-circuiter, toujours ancrés dans le local et le collectif, et toujours perfusés par l’humour, Marianne, qui se dit grande utopiste, curieuse invétérée, et féministe, stresse à la perspective de son aventure new-yorkaise, une expérience sans égal, certes, mais qui la sépare d’un océan de son amoureux, anxieuse aussi/surtout de ce qu’elle y proposera, sauf que ce sera assurément une occasion de ralentir le rythme, de prendre du recul, surtout, il sera question d’engager des complicités, des petites stratégies qui ouvrent un espace à l’imagination collégiale, où l’autre peut exister, ce, partant de témoignages, de rencontres, de douces infiltrations dans des situations éphémères basées sur l’observation. Et sur l’écoute.
En tout cas, elle travaillera autour d’un objet style mégaphone en verre soufflé (cfr visuel), fabriqué en Lorraine, au Cerfav (Centre de recherche et de formation aux arts verriers à Vannes-le-Châtel) et par une femme, ce qui ne fait pas de mal ! Le souffle a généré l’objet mais personne ne le voit, ce qui renvoie à une notion politique, au fait qu’on n’est pas écouté. Et ça concerne tout le vivant qui est sacrifié… un effondrement silencieux qui va complètement remodeler notre façon de vivre. Aussi, garder le silence, est-ce une forme de complicité?
Attirée par le son, Marianne envisage dans la foulée de travailler avec le paysage sonore de la ville, pour superposer le son, l’espace et le texte dans des expériences multisensorielles – le texte, en l’occurrence, c’est celui qu’elle prépare autour de Lutter ensemble de Juliette Rousseau (chez Cambourakis, 2018), un livre de 500 pages à concentrer en 12 extraits afin de le rendre accessible à toutes/tous, ce ne sera donc pas juste des notes de lecture.
Derrière Marianne Villière, flanheureuse, bâtisseuse de carnaval, il y a toujours une hirondelle, c’est du reste son mot préféré, voilà qui justifie amplement de lui tirer le portrait. Le portrait de celle qui se permet des sas pour pouvoir court-circuiter, ouvrir des territoires de perturbation, s’extirper des représentations communes (…) pour prendre la direction du dehors, afin de ne pas démissionner de soi et pour rester vivant.
Cultiver les interstices
Dans son expo solo au Centre d’art Dominique Lang à Dudelange en 2020, Marianne avait le nez dans le pollen, les confettis, les coquillages, et nous conviait au partage de ce Mirage Mirage – selon le titre de l’expo -, ces artifices d’une fête pourtant bien finie, plaidant joyeusement le faux pour révéler/réveiller le vrai, un vrai fait d’émerveillement, de résistance et de communauté.
Je la retrouve aujourd’hui à neimënster, au festival «Embellie», elle y scénographiait un texte littéraire de l’historien et journaliste Jérôme Quiqueret – histoire de voir comment ma pratique peut se nourrir d’une discipline dont j’ai tout à connaître. Point de départ d’une conversation à bâtons rompus.
Tout commence par une réflexion sur le terrain de jeu de prédilection de Marianne, l’espace public, cet espace du commun, propice aux rencontres potentielles, celles qui font tant défaut dans une société qui en a pourtant cruellement besoin, et c’est dans cet espace que se cristallise le rôle essentiel de l’art, à savoir écouter et observer, ce qui est une transformation radicale dans la manière de faire, impliquant de quitter les «white cubes»: on n’a plus le temps de faire de la peinture abstraite.
La perche est lancée, rebond sur la «transformation». Chacun a sa définition, chacun ayant plein de manières de la décliner. Pour Marianne, le carnaval en est un mode ou une version, parce que les hiérarchies s’annulent en s’inversant. A l’exemple aussi de Face to Our Liberty, un pastiche détourné de la Statue de la Liberté, un miroir remplaçant le visage, une allégorie inversée, chacun qui se mire devenant une liberté, une performance initiée en 2020 sous un pont de Paris, comme pour invisibiliser le monument tel un SDF. Aujourd’hui, déplore Marianne, il y a plein d’actions qui discréditent l’art et les artistes, qualifiés de perchés, taxés de bouffons.
En tout cas, dans l’espace du commun, d’abord Marianne se met en retrait, prend un temps, je dois trouver comment être utile dans une pratique qui n’est pas utilitaire. En fait, je veux être une force vive, or l’artiste peut davantage être cette force, il peut faire un pas de côté, être maladroit, voire ridicule. Cette posture, proche du clown, qui est en même temps foncièrement tragique, je la tiens de mon père, un inventeur… joyeux. Et Joyeux, c’est le nom de jeune fille de ma grand-mère paternelle…
Au début de l’histoire de Marianne, à l’origine de son parcours, il y a donc le père: petite, j’habitais à côté de l’Ecole des beaux-arts, et avec mon père, qui était naturellement artiste, sans être diplômé, on allait dans le hall, comme pour une chasse au trésor. Aussi, dans mon entourage, ma famille, mes grands-mères sont mes agents de douceur, une valeur première, tout autant que la curiosité, et faire avec des gens qui partagent ces valeurs.
On s’étonnera peu de savoir que Marianne n’a pas aimé l’école, sauf buissonnière. Et c’est un peu dans cette encablure qu’elle trouve… un frère. C’est comme ça qu’elle parle d’Etienne Boulanger, croisé en 2007 à l’Ecole nationale d’art de Nancy, artiste nomade, discret et espiègle selon elle, aux antipodes d’une logique de reproduction ou de production d’objet, qui a donc opéré des interventions parasites et furtives dans l’environnement urbain, qui, arpentant les métropoles emblématiques, Berlin, Pékin, Shanghai, Tokyo ou New York, y repérait des interstices et espaces résiduels pour les investir par une habile stratégie de camouflage. Etienne Boulanger a été le lauréat du Prix Edward Steichen en 2007, ce qui lui a valu un séjour en résidence à New York, où il est décédé accidentellement en 2008, il avait 32 ans, son œuvre continue de résonner et d’inspirer.
Et Marianne s’émeut d’avoir décroché le même prix que son frère spirituel. Elle se dit honorée de marcher dans ses pas, elle a d’ailleurs voulu aller sur ses traces à Berlin, planter des graines dans les interstices qu’il construisait, mais désormais enfouis, comme une forme d’oubli… à ceci près que Katia Gagnard, son ex-compagne et régisseuse, y a vu un terrier et un lapin en sortir…
Jardin secret
Dans la panoplie d’outils qui nourrissent les performances et les imaginaires de Marianne, il y a des mots – hypocrisie est sans surprise celui qu’elle déteste -, des livres, sur la micro sociologie, sur l’espace naturel, sa dégradation de sens – son guide à penser, c’est Vinciane Despret, philosophe des sciences qui ne cesse d’interroger notre rapport aux animaux – , sur la critique des médias, tout sur le féminisme et sur l’importance de l’éducation populaire. Il y a aussi des couleurs – c’est le vert qu’elle préfère – et de la gourmandise, plutôt salée et acidulée.
Marianne vit à la campagne, se sent bien dans son jardin, surtout à la saison des cerisiers en fleurs. Pour autant, elle n’aime rien tant que le mouvement, conduire afin de voir glisser le paysage. En écho à cette soif d’horizon(s), ce qu’elle sauverait en cas de catastrophe, c’est son passeport. Une bouée soluble dans un farouche détachement du matériel: je suis nulle en archivage, j’oublie mes mots de passe, je vis dans la perte…
Ce qui n’empêche pas Marianne de s’effondrer quand l’amitié se délite de façon abrupte. En fait, dans son jardin amoureux, il y a souvent un trouble-fête, le doute, qui fait que dans un moment heureux, elle se demande si elle l’a mérité, sans compter que la fugacité dudit moment l’attriste.
Marianne la sensible nomade utopiste a donc le secret de la lumière, celle-là qui passe par la fêlure.
À propos de l’image: À New York, Marianne Villière travaillera autour d’un objet en verre soufflé, un mégaphone fabriqué en Lorraine: «Le souffle a généré l’objet mais personne ne le voit, ce qui renvoie à une notion politique, au fait qu’on n’est pas écouté»