Par Didier Damiani
En 2005, alors que l’Union européenne célébrait sa présidence tournante avec la solennité coutumière de ses institutions, Bert Theis proposait un geste artistique minimal et dense : European Pentagon, Safe & Sorry Pavilion. Près de neuf ans après la disparition prématurée de l’artiste, l’œuvre résonne plus que jamais avec le fracas du monde. Et si, au cœur des ruines conceptuelles de la diplomatie multilatérale, il ne restait que cet abri fragile, une architecture mentale, une structure de pensée, un pavillon pour celles et ceux qui refusent de choisir entre cynisme et utopie ?
Safe. Sorry. Deux mots en équilibre instable
Le titre lui-même crée une fracture, une faille douce : « safe », la promesse de sécurité, brandie comme un fétiche par les pouvoirs publics ; « sorry », l’aveu déjà fatigué de leurs échecs. En 2005, cette dichotomie semblait encore théorique. Aujourd’hui, elle est devenue une liturgie quotidienne. L’Europe veut protéger, mais peine à accueillir. Elle érige des murs tout en pleurant les morts en Méditerranée. Elle se réfugie dans la compliance, le Green Deal, les normes, mais vacille face aux crises géopolitiques. Gaza, l’Ukraine, la Méditerranée, la Biélorussie, l’intelligence artificielle, les désinformations : tout converge dans une architecture de la dissonance.
Un espace sans fonction, mais pas sans sens
Theis n’offrait pas de solution. Il érigeait un espace. Un pentagone translucide, vulnérable, apparemment inutile.
Le pavillon, à la fois sculpture et architecture, reproduit en creux le symbole martial du Pentagone américain — mais en inverse radical. Pas de béton, pas de surveillance, pas d’armée. Juste un abri transparent, sans fonction pratique, posé sur le sol européen comme un manifeste silencieux. Ce n’est pas un bunker, mais un lieu de pause. Une invitation à réfléchir, non pas sur ce que l’Europe est, mais sur ce qu’elle promettait d’être.
Theis utilisait des matériaux simples — bois, toile, plexiglas — pour construire des espaces intermédiaires. Il appelait cela du « fight-specific art » : des œuvres qui ne se contentent pas de s’inscrire dans un lieu, mais qui l’affrontent. Ici, la cible est claire : l’Europe institutionnelle, sa verticalité glaciale, ses contradictions internes.
Un pavillon activé : Bruxelles et Luxembourg
Cette absence de fonction n’a rien de contradictoire : elle a permis au pavillon de devenir un espace mental et collectif, activé par des rencontres et des échanges.
Installé initialement sur le toit du Palais des Beaux-Arts (BOZAR) à Bruxelles, en 2005, dans le cadre du programme culturel de la Présidence luxembourgeoise de l’Union européenne, il a accueilli plusieurs événements : lectures, performances, discussions, qui ont donné corps à sa vocation de lieu de pensée partagée.
À partir de 2007, le pavillon est déplacé sur le plateau du Kirchberg, entre le MUDAM et les tours anonymes de l’administration luxembourgeoise, où il devient une installation permanente. Là aussi, il a été ponctuellement activé par des événements, soulignant son rôle non seulement comme sculpture, mais aussi comme espace de réflexion collective.
Là, il devient presque invisible : sa petite taille, son apparente inutilité et son absence de fonction tranchent avec l’environnement monumental. Et c’est précisément là qu’il prend toute sa force.
Un pavillon en restauration
Aujourd’hui, le pavillon est en cours de restauration dans une démarche coordonnée avec le Fonds Kirchberg pour préserver cette œuvre emblématique. Sa structure en verre et métal, fragile et symbolique, nécessite des travaux de conservation afin d’assurer sa pérennité. Cette mise en chantier illustre la volonté de maintenir vivant ce lieu de réflexion critique sur l’Europe contemporaine, en perpétuant son invitation à penser les paradoxes du « safe » et du « sorry ».
La non-lisibilité comme stratégie de lecture
Theis joue avec les mots comme d’autres avec le béton. Il isole deux termes – safe et sorry – issus de l’expression anglo-saxonne « better safe than sorry ». Mais il les arrache à leur contexte, les fige dans l’espace, les transforme en architecture. L’expression populaire devient structure mentale. Nous sommes contraints de les lire séparément, de les confronter, de les choisir. Ou non.
En cela, l’œuvre est résolument politique. Non pas un art engagé, démonstratif, pamphlétaire, mais un art qui offre un cadre d’interprétation du réel. Elle pose une question sans réponse : à quelle Europe voulons-nous appartenir ? Celle qui sécurise au prix de la liberté ? Celle qui regrette, mais tarde à réparer?
2025 : le retour du refoulé
Vingt ans plus tard, European Pentagon semble avoir absorbé tout ce que l’Europe a préféré refouler. Le repli identitaire, la fatigue démocratique, la violence d’État, l’impuissance géopolitique, la crise de la vérité. Comme si le pavillon, tel un miroir inversé, renvoyait aux visiteurs leur propre contradiction : vouloir une Europe forte et juste, sans en assumer les moyens ni les renoncements.
À l’heure où les extrêmes progressent, où la guerre est revenue sur le continent, où le langage politique est fracturé entre novlangue technocratique et slogans populistes, l’œuvre de Theis propose un espace de suspension. Elle n’offre aucune catharsis. Elle ne console pas. Elle incite à penser.
Un art de l’hospitalité mentale
Il ne s’agit pas de nostalgie. Ni de monument. Il s’agit d’une attitude. Theis construisait des zones d’hospitalité mentale. Des lieux où il est possible d’être vulnérable, incertain, non-aligné. En cela, il rejoint les penseurs de la désobéissance douce : ceux qui, comme Ivan Illich, Donna Haraway ou Étienne Balibar, préfèrent le trouble à l’adhésion aveugle.
L’art de Bert Theis est un art de la désescalade. Il n’écrase pas. Il ne convainc pas. Il propose une éthique de la présence. Et c’est peut-être ce dont nous avons le plus besoin aujourd’hui : un lieu pour penser contre soi-même, mais avec les autres.