Nous nous attacherons ici à lire la production des années 1970 du peintre Marc Devade (1943-1983). Minimaliste, européenne, rattachée à une idéologie. Marianne Brausch
Aujourd’hui, partout en Occident, Europe et USA confondus, mais aussi en Afrique et en Asie, les arts visuels investissent une variété de champs qui vont de l’affirmation de l’individu, à l’écologie politique, en passant par la révision de l’histoire coloniale.
La peinture des années 1950-60 de Mark Rothko (1903-1970), exposé actuellement (et jusqu’au 2 avril) à la Fondation Louis Vuitton à Paris, séduit. Ses purs monochromes ou assemblages en bandes superposées, affichent pour beaucoup, des chromies chaudes et solaires. C’est une expression artistique liée à la modernité américaine. L’état d’esprit d’avant-garde y, était plus propice dans les années d’après-guerre qu’en Europe alors en reconstruction.
Sur le Vieux Continent, il y a eu la Révolution de 1917 en Russie et le totalitarisme qui s’ensuivit, deux guerres mondiales dont l’Europe fut l’épicentre. Tout au long du vingtième siècle, on a connu des mouvements, et idéologies qui se terminaient en « isme », bien ou mal quand ils étaient politiques, rebelles ou d’avant-garde quand ils étaient artistiques.
Toutes époques confondues (de 1950 à aujourd’hui), on préfère actuellement le terme d’art minimaliste à celui d’art abstrait. Mark Rothko (1903-1970), un des maîtres américains du colour painting, réfutait lui-même le terme d’expressionisme abstrait. Robert Rauschenberg, précurseur du pop-art, remporta le grand prix de peinture à la Biennale de Venise en 1964, faisant basculer l’étalon auquel se mesureraient désormais les tendance des styles et du marché de l’Europe vers l’outre-Atlantique.
Pourtant, il n’est pas nécessaire d’aller jusqu’au Bois Boulogne, mais juste dans les environs de Luxembourg pour voir un peintre européen et minimaliste exceptionnel : Marc Devade (1943-1983). La galerie Ceysson & Bénétière expose encore jusqu’au 14 février ses peintures à l’encre dans son espace-hangar. L’accord est parfait avec les grandes dimensions de la série Figure section (1977) au format portrait de 140 X 390 cm.
Ce n’est assurément pas un hasard, si la Galerie Ceysson & Bénétière, qui gère le fonds Devade pour ses héritiers, profite de l’impulsion parisienne autour de Rothko. L’esthétique de la « pure peinture » dans les deux cas est évidente. Mais la peinture de Marc Devade est sous-tendue par une pensée philosophique, des écrits théoriques et une « idéologie » politique.
Aujourd’hui, Marc Devade est quasiment inconnu en dehors quelques collectionneurs initiés. Catherine Millet et Jacques Henric, critiques indiscutable qui lui consacrèrent très vite des articles dans Artpress. Une seule rétrospective eut lieu en 1998 à Tourcoing et une exposition en 2011 chez Bernard Ceysson, qui le rattache à la lignée de ses artistes fétiches de supports/surfaces. Pourtant, Devade ne s’est jamais écarté du travail sur toile traditionnel où sa pensée politique est inséparable de son expression picturale « matérialiste ». S’il côtoya, à l’occasion d’une exposition à l’ARC du Musée d’art moderne de la Ville de Paris en 1970, les Dezeuze, Viallat, Bioulès et Cane, la rupture fut consommée dès 1972 et sa rencontre avec la revue Tel Quel fut autrement déterminante.
Tel Quel, c’est la revue que dirige depuis 1964 Philippe Sollers. Le communisme a été balayé en tant qu’idéologie une fois révélées les purges staliniennes des années 1950, mai 68 met à mal les conventions et la hiérarchie de la société bourgeoise. La psychanalyste Julia Kristeva fait partie du comité de rédaction de Tel Quel. Comme Roland Barthes, tous les deux excellent dans les échanges sémiologiques sur poésie et littérature et le maoïsme, prônant une société égalitaire, remplace le communisme dans les milieux intellectuels de la gauche française.
Et Marc Devade dans tout ça ? Il participe à l’aventure de Tel Quel et tout en écrivant des poèmes et des textes théoriques dans Peinture. Cahiers théoriques qu’il fonde avec Marcelin Pleynet, il choisit la peinture. Marcelin Pleynet est allé aux États-Unis et lui fait découvrir la peinture minimale de Kenneth Nolans, Jules Olitski ou Frank Stella. Devade, qui est un fin lettré, formé à la philosophie, passé du communisme au maoïsme, va se tourner vers la Chine et utiliser la technique très ancienne de l’encre. Il n’utilise pas le pinceau, ne trace pas d’idéogrammes, mais étale l’encre avec une réglette, la laisse imprégner le grain de la toile et manipule le tableau imbibé par des mouvements du corps. De plus, Devade détermine des « champs » picturaux sur base d’une grille mathématique. Tout est donc matériel et matérialiste techniquement parlant, mas philosophiquement, c’est une tout autre affaire.
Subtilement, on passe ainsi à une expression picturale qui caractérise un nouveau chapitre de la grande Histoire. La pensée rationaliste puise ses racines dans le Siècle des Lumières. On va la retrouver dans les peintures de Devade sous la forme d’un grand « H ». C’est le fin trait qui sépare les champs de ses tableaux, sous la forme de la grille mathématique. Ou sous la forme de bandes plus larges, un « H » parfois presque ton sur ton ou prenant la forme d’une bande blanche, elle s’échappe entre deux bandes de couleur, , comme allant vers un futur non encore écrit. Ces séries sont des carrés de 200 x 200 cm ou des diptyques de deux rectangle superposés, au même format, séparés par une coupure (1975 à 1977).
On peut encore pencher pour une autre interprétation. Elle est suggérée par Philippe Sollers dans un dossier très complet sur www.pileface.com consacré à Marc Devade. Sollers fait du blanc, certes, toujours une « lumière » mais au sens de révélation, mystique. Aujourd’hui, on dirait plutôt que l’on médite devant une toile de Devade. Son art, hors du temps politique, n’en devient que plus actuel.