Par Stefanie Zutter
Artiste luxembourgeois aux multiples facettes, Pit Wagner est avant tout un virtuose du dessin d’observation, explorant inlassablement les dialogues entre le dessin, l’impression et la matière. Sa création puise sa force dans l’observation directe et la traduction instantanée de l’idée en image. Ses esquisses jetées d’un trait vif deviennent le point de départ d’une métamorphose plastique qui se déploie dans une variété de supports et de techniques : gravure, peinture, dessin, textile et sculpture.
L’exposition récente au Konschthaus Schifflange a démontré l’ampleur de cette approche transversale. À travers une sélection d’œuvres, le fil rouge de sa personnalité se déploie en une constellation d’expressions artistiques. Nombre de ses créations naissent d’un dessin spontané et subissent ensuite une transformation matérielle qui leur confère une profondeur nouvelle. Ainsi, ses nus tracés d’un geste libre s’intègrent non seulement dans ses gravures mais aussi dans la grande peinture de 2024, une sorte d’autoportrait du subconscient de l’artiste, où ils peuplent un espace onirique, réminiscence d’un rêve habitable.
Mais pour Wagner, l’art ne se limite pas à une quête formelle ou à un exercice de style : il est un catalyseur. Il incarne une force qui amplifie les questionnements contemporains, révèle les tensions invisibles et stimule une réflexion critique. Son engagement transparaît dans une pratique qui met en lumière les enjeux sociaux et politiques – justice, écologie, conflits – en offrant une alternative sensible au discours rationnel. Loin d’être un simple reflet du monde, son art le confronte, l’interroge et propose un espace de résonance entre l’intime et le collectif.
Un parcours vers la reconnaissance
Après une formation en design graphique et illustration à la Gerrit Rietveld Academie d’Amsterdam (1976-1979), Wagner enrichit son savoir-faire en explorant des domaines aussi variés que la maréchalerie orthopédique (Bruxelles, 1984-1986) et la lithographie (CIEC, Betanzos, 2006). Cette diversité d’expériences nourrit une approche artistique singulière où l’expérimentation matérielle occupe une place centrale.
Depuis sa première exposition solo à la Galerie Pütz Art Multiple en 1981, Pit Wagner a présenté son travail sur la scène nationale et internationale, de Bridgetown à Beijing, de Guanlan à Vientiane. Son art a été salué par plusieurs distinctions, notamment le Luxembourg Design Award en 2017 pour son travail en illustration.
Ses expositions marquantes comprennent Reframed (Galerie Schlassgoart, 2012), Tout nu (Aalt Stadhaus, 2016), Die wahre Wirklichkeit und andere Geschichten (CAPE, Ettelbruck, 2018). Il est également l’auteur de plusieurs publications illustrées et a conçu seize timbres-poste pour le Luxembourg.
Implication et transmission
Membre actif de l’atelier Empreinte, Wagner en assure la présidence depuis 2021, poursuivant un engagement constant pour la diffusion et la transmission de la gravure contemporaine. Son travail de reportage dessiné et ses carnets de voyage (notamment pour le Fonds Kirchberg et Multi-Learn) témoignent de son regard attentif sur le monde.
Dans sa pratique, Pit Wagner tisse un dialogue incessant entre instantané et mémoire, entre geste et matière, entre engagement et poésie visuelle. Son art, à la fois personnel et universel, continue de questionner notre rapport au réel, tout en ouvrant de nouvelles perspectives sur la puissance de l’image et du trait.
À l’occasion de sa récente exposition individuelle We Are All Naked au Konschthaus Schëffleng (2024-2025), nous lui avons proposé le questionnaire de Proust adapté à la condition de l’artiste contemporain, qu’il a accepté de remplir :
Quel est votre premier souvenir artistique ?
La collection de reproductions d’œuvres d’art qu’on recevait avec les pâtes « Soubry ». Je les regardais sans cesse, c’est le fondement de mon savoir artistique.
Quelles émotions ou idées souhaitez-vous susciter avec votre art ?
Cela dépend du moment… mais des émotions, en tout cas.
Quels artistes, vivants ou disparus, vous inspirent le plus ?
Chez les disparus, assurément Rembrandt et certainement Frank Zappa. Pour les vivants, il y en a beaucoup, mais aucun nom ne me vient à l’instant.
Quel est votre couleur ou matériau de prédilection ? Pourquoi ?
Je les aime tous, selon le contexte.
Quel rôle attribuez-vous à l’art dans les débats sociaux et politiques d’aujourd’hui ?
Le rôle d’un catalyseur.
Quel environnement stimule le plus votre créativité ?
Tout ce qui bouge, tout ce qui vit. Les plantes, le jardin, les gens dans la rue, les concerts… La musique est un puissant stimulant. J’ai par ailleurs travaillé en binôme avec des musiciens et orchestres pour réaliser des dessins et gravures sur le thème de la performance musicale.
Quelle est la plus grande contrainte que vous rencontrez dans votre pratique artistique ?
Le stockage des œuvres.
Préférez-vous un art qui provoque, apaise ou questionne ?
Les trois, sans préférence. Chacun a sa raison d’être.
Quelle œuvre ou série, dans votre production, vous représente le mieux ?
Tous mes dessins réalisés sur le vif.
Comment définissez-vous l’innovation en art ?
Tout a déjà été fait… à l’exception des innovations techniques qui ouvrent des portes vers des terrains inconnus. Je n’ai pas de définition précise.
Quel serait votre plus grand accomplissement artistique ?
Être reconnu comme ce que je suis.
Quel regard portez-vous sur le rôle des réseaux sociaux dans la diffusion de l’art ?
C’est un outil puissant, mais potentiellement dangereux. Un mélange de toutes les qualités et de tous les travers. Aussi, pour bien maîtriser l’utilisation des réseaux, il faudrait un apprentissage (que je n’ai pas). Par exemple, j’ai récemment posté ma pièce Facing Conflicts et constaté que sur l’écran, elle apparaissait totalement différente de la réalité. J’ai même envisagé de la supprimer immédiatement… mais je l’ai laissée, par curiosité, pour voir ce qui se passerait.
Quel conseil donneriez-vous à un jeune artiste qui débute ?
Soit s’investir à 100 %, soit chercher un autre gagne-pain et faire de l’art pour le plaisir ou l’équilibre.
Si vous pouviez collaborer avec un artiste ou une institution, qui choisiriez-vous ?
J’aimerais bien travailler avec United Instruments of Lucilin et d’autres ensembles et solistes de musique nouvelle.
À quel moment savez-vous qu’une œuvre est terminée ?
Quand elle crie « stop ». Parfois, on réalise trop tard qu’elle l’était déjà… Mais avec l’expérience, cela devient plus rare. C’est une question de ressenti. Si le doute persiste, je la laisse décanter, parfois des semaines, avant de la reprendre – ou de la « tuer ». Les gravures suivent le même processus.
Comment percevez-vous le marché de l’art contemporain au Luxembourg ?
Tout dépend de ce que l’on appelle art contemporain. Si c’est tout ce qui se fait aujourd’hui, alors… Mais c’est une vaste question. Le marché, lui, est difficile. Les décideurs forment un clan souvent inaccessible, avec des préjugés bien ancrés. Ils se considèrent comme une élite intellectuelle et spirituelle, avec une arrogance parfois étouffante. Il y a des exceptions bien sûr, comme partout. Peut-être que c’est ma perception individuelle, mais le milieu me paraît assez renfermé.
Si vous pouviez créer une œuvre dans un lieu symbolique, où serait-ce ?
Je n’ai pas de réponse. Je n’aime pas nourrir des désirs irréalisables.
En un mot, que signifie l’art pour vous ?
La vie. Ou plutôt… le mouvement. Parce que la vie, c’est le mouvement.
Visuel en haut: Men and Roses, 2024, Huile sur toile, 180 x 200 cm