Didier Damiani
En tant que «critique d’art», je cherche une exposition digne d’intérêt pour écrire dessus. Sur le chemin, je me demande si être «critique d’art» signifie encore quelque chose aujourd’hui. Le terme semble tellement galvaudé, révolu, difficilement perçu, taxé de « prétentieux ». Tout le monde est capable d’écrire sur tout et n’importe quoi aujourd’hui. Pourquoi se prendre alors pour un « critique d’art» ? Le critique d’art n’appartient-il pas au passé ? Au XIXe siècle, par exemple, il y en avait beaucoup de cette espèce. Au XXe siècle aussi et jusque dans les nineties. Hans Ulrich Obrist est peut-être le dernier des dinosaures. Le terme est donc finalement passé de mode et il n’est pas très apprécié par le monde naissant. Alors, comment qualifier la critique d’art aujourd’hui ? Car qu’est-ce que la « cancel culture » nous propose par exemple ? Journaliste culturel ? Ecrivain sur l’art ? Et donc, qu’est-ce qui va finalement distinguer un critique, d’un écrivain, d’un journaliste, ou de n’importe qui d’autre ?
Un autre questionnement que je me pose en me rendant à la Valerius Gallery c’est : est-ce encore possible d’écrire une « critique d’art » ? Car comment l’écrire et pourquoi ? Car, si la critique d’art devait être morte, le critique aussi. Et je me demande finalement comment je vais faire pour écrire sur l’art, si je ne peux pas être critique ? J’imagine que je dois juste essayer de décrire ce que je vois, tout simplement, sans prétendre à rien d’autre. Que je devrais désactiver mes neurones, ma mémoire, mon humeur, mon « esprit critique ». Car, il ne faudrait surtout pas que je passe pour une sorte d’autorité plénipotentiaire. Finalement, je me dis que les tendances et les modes, comme la « woke culture » née outre-Atlantique, sont les ennemis du critique d’art, mais également du spécialiste.
À ce stade, je me dis que c’est mal parti pour écrire ma « critique d’art ». J’arrive à la Valerius Gallery, où je vais découvrir les œuvres de l’artiste catalan Cesc Abad. En face de moi : une toile accrochée à un des murs de la galerie, de grand format, représente ce qui semble être un amas de tubes ou de saucisses de couleur rose enchevêtrés et gisant sur un divan de couleur verte. Le format du tableau est horizontal. Les tubes se terminent par ce qui semble être des mains et de pieds. Des paires de mains tiennent, d’ailleurs, une bougie de grandes dimensions allumée. Comme un phallus géant qui s’enflamme. Ce que l’on peut voir d’autre sur le tableau : une poitrine féminine, une loupe, un chapeau, des allumettes, un mur, une plante, un oiseau et, un paysage avec un arbre en arrière-plan. Si l’on regarde l’ensemble, il peut sembler que les tubes forment des personnages, masculin et féminin, l’un sur l’autre et en pleine agitation sexuelle (Crazy Love).
Je m’informe sur l’artiste et il se trouve qu’il vit à Barcelone et est né en 1973. C’est un artiste réputé qui fait de nombreuses expositions avec des galeries renommées, à Los Angeles, Paris, Madrid, Shanghai, Amsterdam, etc. Il a commencé sérieusement à peindre seulement à 30 ans. Avant, il travaillait dans les entreprises de son père qui est décédé. Mais, il a toujours aimé la peinture et il peint depuis son plus jeune âge. De sorte, qu’il avait aménagé un atelier d’art secret appelé The Wall dans l’une de ses entreprises. Les animaux reviennent souvent dans ses peintures, comme des biches ou des oiseaux. L’oiseau signifie, pour lui, la liberté, alors que dans ses peintures il est toujours enfermé dans une sorte d’éprouvette en verre. L’artiste fait sans cesse le contraste entre l’homme et la nature. Il y a souvent des flammes dans ses tableaux, qui renvoient à la destruction de la nature et au péril écologique. Des murs carrelés géométriques de couleur gris industriel, cloisonnent les personnages dans leur monde débordant de chairs et de passion.
On me dit que l’artiste adore l’histoire de l’art et que dans ses tableaux, il s’inspire de Manet, comme Le déjeuner sur l’herbe (peinture Snack) et Olympia (Mònica and Cow). Il y a des sucettes aussi un peu partout. Un pistolet noir crache des gouttes. Des carottes, des tournesols, des branches d’arbre, des lunettes rondes composent ces tableaux. L’artiste peint à l’huile sur toile. Il s’agit d’une peinture figurative et à la fois abstraite. Il y a également des sculptures de personnages fantastiques, mi-humanisés, mi-naturels, réalisées en argile, glaçures et peintes à l’acrylique (Forest Man II, Twister Man, Twister Woman). L’exposition s’intitule Donde caen las sombras, la luz vuela (« Là où les ombres tombent, la lumière vole »). D’ailleurs, il est beaucoup question de lumière et d’ombres dans ses peintures : un personnage grotesque tient une lampe torche qui crée un rayon de lumière sur une partie de la toile, comme s’il cherchait son chemin ou qu’il était en quête de vérité (The Cavern).
Je me dis tout simplement que finalement c’est une belle expo. Facile d’accès. Agréable à regarder. Colorée. Gaie. Cartoonesque. Un peu loufoque avec ces personnages dont les organes se démultiplient et se contorsionnent comme on attacherait des ballons animaliers dans une fête foraine.
Alors, je me dis que je ne vais pas en rester là et que je vais aller voir une autre galerie située rue Notre-Dame qui présente des artistes locaux et la scène émergente luxembourgeoise.
Sur le chemin, je repense à ces collages de Manon Diederich que j’ai vus dans le Parc de Merl l’autre jour (Bouchées à la reine). Ce sont des portraits de femmes « muselées » par du ruban adhésif collé sur la bouche. Elles sont comme des statues dans le parc, elles regardent, mais ne peuvent pas parler, elles sont censurées.
J’arrive à la Galerie Reuter Bausch qui présente une expo d’Arny Schmit intitulée Beyond Nature. Arny Schmit est un artiste luxembourgeois né en 1959 que tout le monde connaît de nom et qui a déjà fait de nombreuses expositions un peu partout. Il expose au Luxembourg, en Allemagne, en Espagne et en Belgique et, ses œuvres, font partie de collections publiques telles que celles du Ministère de la Culture, Les 2 Musées de la Ville de Luxembourg, mais aussi de la collection de Catherine Deneuve et de la Banque et Caisse d’Épargne de l’État.
L’exposition présente des huiles sur bois principalement (sachant que l’artiste travaillait plutôt sur du carton auparavant), représentant des vues de forêts. Dans des tons verts, bleus, noirs, presque violets-rosacés, les forêts invitent à y pénétrer, mais sont inquiétantes dans leur représentation : elles sont touffues, difficiles d’accès, sauvages, dangereuses. Je me renseigne sur l’artiste. Arny Schmit est né dans le nord du pays et a toujours vécu près des forêts, c’est ce qui l’a principalement inspiré dans son art. L’Homme est également présent dans cette nature. Or, c’est une présence subtile, peu marquée, et très discrète. L’intrusion humaine se manifeste par le regard de l’artiste sur la nature, qu’il admire, contemple, observe. Il n’entre jamais complètement dans le paysage. D’autres éléments viennent s’ajouter aux œuvres : des traces noires contournent les représentations, au niveau des encadrements, et rappellent les vieux pelliculages sur les bobines de films.
Les morceaux de nature sont comme filmés, les transformant en des vues pittoresques, photogéniques, goth-romantiques (séries Whispers of the Trees, Stories from the Heart of the Forest). Certaines huiles sont tellement encerclées par ce pelliculage, devenu très épais et intrusif, que la nature semble menacée, étouffée, vouée à disparaître. Il y également l’intrusion de motifs inspirés des carrelages « Azulejos », des carreaux de faïences colorés aux motifs floraux, qui viennent se superposer comme des frises décoratives sur les forêts. De sorte, que certaines forêts sont peu à peu « envahies » par ces intrusions de pierres polies habituellement utilisées sur les façades et les sols des maisons au Portugal, en Espagne et au Brésil. Ces éléments urbanistiques venus du sud de l’Europe et d’Amérique du sud, s’invitent dans la nature nordique et viennent «grignoter» le paysage (Coming Home I, Going Home III). Certaines forêts sont carrément colonisées par ces éléments et en deviennent pratiquement le sujet principal du tableau (The Gates). Il y a, en tout cas, une tentative de dialogues et une recherche d’harmonie. D’autres forêts, résistent et gardent leur plein pouvoir sur le bois. Les titres des œuvres : Whispers of the Trees, Le Langage secret des Arbres, Le Sentier du Roi, Les Chroniques de la Forêt, nous racontent l’histoire que l’artiste veut nous transmettre. Une autre œuvre, plus radicale, intègre des tubes de néon allumés dans sa surface (Chambre avec vue) et se compose d’une séparation nette entre une mosaïque florale et une vue d’une chaîne de montagnes. Les néons utilisés comme sculptures ready made, ajoutent la troisième dimension. Au sol, l’artiste a réalisé une installation composée d’un « pilier » décoré de papier peint azulejos, soutenant une vue de paysage disposée à l’horizontal, le tout appuyé sur des deux tubes de néons, sans lesquels l’équilibre viendrait se rompre sur une tapisserie azulejos et sur laquelle l’installation repose.
Je m’aperçois que me suis laissé emporter dans les œuvres d’Arny Schmit et j’apprends qu’un livre consacré à l’artiste va être publié par la galerie avec le soutien de Kultur | lx le 18 octobre 2023 à seulement 250 exemplaires accompagnés d’une huile originale sur papier signée par l’artiste et numérotée ! Je me rends compte que je me suis finalement laissé emporter par ce que je venais de voir. L’art m’y a invité et je me dis que peut-être ce serait tout simplement intéressant de partager cette expérience.
Donde caen las sombras, la luz vuela de Cesc Abad, 16 septembre – 14 octobre 2023. Valerius Gallery, 1 Place du Théâtre, Luxembourg. Plus d’infos : valeriusgallery.com
Beyond Nature de Arny Schmit, 20 septembre – 21 octobre 2023. Reuter Bausch Art Gallery. 14, rue Notre-Dame, Luxembourg. Plus d’infos : reuterbausch.lu