Rencontre avec Bettina Steinbrügge, directrice du Mudam Luxembourg – Musée d’Art Moderne Grand-Duc Jean
Interview: Marie-Anne Lorgé
Bettina Steinbrügge se sent bien au Luxembourg tout autant qu’à la tête du Mudam, le lieu et son équipe. Voilà 16 mois déjà – son entrée en fonction remonte à avril 2022 et notre face-à-face a eu lieu cet été, août 2023 – qu’elle prend le pouls culturo-artistique du pays et qu’elle met en place son chantier phare quant à la définition et à la mission d’un musée, du Mudam singulièrement.
La preuve avec A Model, une exposition en trois temps, pilier de la programmation de décembre 2023 à septembre 2024: il s’agit d’une invitation faite à une douzaine d’artistes internationaux soulignant certes la nécessité de repenser le musée «comme un lieu vivant, ouvert sur le monde et en prise avec les débats contemporains» mais impliquant, en un dialogue inédit, une sélection d’œuvres de la collection Mudam.
Bettina Steinbrugge semble arriver à un moment intéressant à la tête de l’institution. «Il y a tellement de changements dans le domaine muséal que c’est réjouissant d’accompagner le musée dans cette transition.»
En tout cas, «il reste nécessaire pour comprendre l’art contemporain de remonter le temps, de faire des jonctions», à l’exemple de la rétrospective qui sera consacrée (en juillet 2024) au Suisse Alexander Schawinsky, connu sous le nom de Xanti Schawinsky (1904-1979), dont l’œuvre est «marquée par l’esprit du Bauhaus» et «se distingue par sa dimension pluridisciplinaire» – une dimension qui est l’une des marques de fabrique «steinbrüggiennes».
Toujours est-il, eu égard aux 170 nationalités coexistant au Grand-Duché, que Bettina Steinbrügge a une vision forcément cosmopolite du public, et donc perméable à un art mondialisé.
De fait, la mondialisation est une thématique qui percole dans les choix programmatiques de la nouvelle directrice, particulièrement à l’écoute de la façon dont bouge la société luxembourgeoise, en même temps donc que foncièrement adepte des pratiques artistiques multidisciplinaires.
Finalement, on ne s’étonnera pas que la performance soit un axe important du programme mudamien. Mais la performance, c’est quoi? Disons pour le moins qu’elle ne concerne pas exclusivement le corps mais aussi le son – et justement, pour la 60e Biennale de Venise, le projet curaté par le Mudam est celui du musicien Andrea Mancini et du collectif de design Every Island appréhendant le Pavillon du Luxembourg. En tout cas, pour Bettina Steinbrügge, la performance permet l’émergence, l’afflux, la visibilité d’artistes autres, et des publics autres sont ainsi susceptibles d’être touchés.
Désir ou réalité?
… dans ce Mudam qu’elle qualifie de «musée exceptionnel», voyons pourquoi, aussi quel est son parcours et quid de son principe de polyphonie, de son aspiration de «foyer des arts»? En fait, qui est Bettina Steinbrügge – née en 1970 à Ostercappeln et qui (dès 2014) a dirigé le Kunstverein de Hambourg et qui était avant cela au Belvédère à Vienne ? Premiers éléments de réponse dans le questionnaire de Proust.
Elle s’est prêtée à l’exercice, et ça donne ceci.
Vous ne seriez pas devenue ce que vous êtes si? «Petite fille, déjà, j’étais intéressée par l’art contemporain – rien ni personne dans ma famille ne m’y prédisposait. J’ai fait ce qui me faisait plaisir, et ce plaisir est devenu de plus en plus sincère. Ce n’était pas un plan professionnel, ni de carrière, c’était une urgence, car l’art est une méthode pour comprendre la vie».
D’autres centres d’intérêt (corollaires) pour comprendre la vie? «La littérature. Je suis une grosse lectrice. En allemand, en anglais et en français. En ce moment, c’est un roman de Mathias Enard» – NDLR, ce choix est signifiant, Enard, écrivain français primé, notamment par le Goncourt en 2015, formé à l’Ecole du Louvre, est féru d’art contemporain (en 2011, il a d’ailleurs créé les éditions d’estampes Scrawitch, outre sa galerie homonyme à Paris) et le cinéma lui fait de l’oeil, en 2012, Marion Laine ayant adapté Remonter l’Orénoque sous le titre A cœur ouvert, avec Juliette Binoche et Edgar Ramírez.
«Coté musique, je suis éclectique: Dans les années 80, les années de «rave» à Berlin, j’ai adoré la techno, mais j’aime beaucoup la musique classique, et aussi… David Bowie».
Et le cinéma bien sûr. «C’est un vaste chapitre, il m’a toujours fascinée et accompagnée. Alors que j’étais étudiante à Kassel, j’ai travaillé pour le film expérimental. Mais partant de ma contribution en 2000 dans le livre «The Need to Document» pour la Halle für Kunst, Lüneburg – NDLR, lieu que Bettina Steinbrügge a dirigé de 2001 à 2008 –, donc, partant de là, plein de festivals m’ont invitée dans leur jury. Et puis, dès 2009, il y a la Berlinale, j’y ai travaillé comme programmatrice, côtoyé beaucoup de régisseurs et réalisateurs, c’est comme une famille, c’est une part de ma vie, mais je préfère être curatrice, œuvrer pour l’art contemporain. Cela m’intéresse de faire parfois des projets à l’intersection de l’art et du cinéma, à l’exemple d’une projection de João Pedro Rodrigues prévue dans le cadre de l’expo de Cosima von Bonin, artiste allemande née en 1962 au Kenya, qui déborde d’émotion, prouvant que l’art contemporain n’en manque pas, contrairement à ce que l’on croit, ni l’époque».
Et la nature? Une clé en cette «fin du monde tel que nous le connaissons»? – selon le titre de l’expo proposée par Bettina Steinbrügge à la Kunsthalle Mulhouse où elle était commissaire invitée pour la saison 2010-11, titre inspiré d’une chanson éponyme de REM. «En fait, je suis une citadine, peut-être en réaction à la région plutôt rurale de ma naissance, la Basse-Saxe, land entre marais et montagnes. Je me déplace à vélo, marche beaucoup, alterne natation et yoga. Dans ma jeunesse, entourée de beaucoup de chevaux, j’ai aussi fait de l’équitation ».
Pour le coup, le paysage idéal de cette sportive, c’est l’océan. Et le bleu, sa couleur préférée. Quant à savoir quel objet elle sauverait en priorité d’une catastrophe, point de photo, papier ou mèche de cheveux mais… un couteau, «parce que je suis très pragmatique».
Et Bettina de clôturer ce bref questionnaire avec sa citation fétiche, empruntée à la romancière et critique culturelle britannique Olivia Laing: «On dit souvent que l’art ne peut rien changer mais je pense qu’il peut le faire, il façonne notre paysage éthique, nous ouvre à la vie intérieure des autres, il est terrain d’entraînement des possibles».
Et de rebondir sur sa mission au Mudam… «une jeune institution qui a beaucoup de possibilités. On travaille dans un temps où l’on doit réévaluer notre vision, dans un monde globalisé, on doit réfléchir à l’avenir et le musée est un espace propice à ces questionnements fondamentaux. C’est très stimulant de travailler au Mudam».
On dit «open museum», mais ça veut dire quoi? Déjà, c’est quoi un musée? «C’est le dernier refuge du monde par rapport à des problématiques. Et c’est un lieu performatif, où aussi il y a des lectures. On doit passer d’un lieu visité à un lieu habité».
A Model s’y emploie donc dès décembre 2023, ce, en trois temps jusqu’en septembre 2024. «J’ai bien sûr une idée de ce qu’est ou doit être un musée, mais je veux rassembler des artistes invités à travailler avec certaines pièces de la collection. Occasion idéale de mettre en lumière ce qu’est une collection vivante, pour et au Luxembourg. Chaque collection est liée à son emplacement, et au Luxembourg, avec ses 3 langues et ses 170 nationalités, ce sont les thèmes qui sont importants, qui importent aux gens; il faut donc identifier ces thèmes et travailler en conséquence avec notre lieu. La politique culturelle privilégie la mise en valeur du local dans le contexte global, moi, dans cette scène artistique très globale, je préfère m’intéresser aux thèmes, tels que l’Europe, le monde financier, la sidérurgie… à la manière de l’exposition «Family of Man»».
Et parmi les piliers de votre questionnement, outre l’écologie et la durabilité, il y a le féminisme! «Je suis féministe. J’ai organisé et organise toujours beaucoup d’expositions monographiques de femmes – avec Tourmaline, par exemple, artiste transgenre, on touche la communauté LGBTQ, on a pollinisé aux sens propre et figuré pendant l’été, avec Dayanita Singh, on aborde la migration, aussi il y aura «Radical Software: Women, Art & Computing 1966 –1991» en septembre 2024, une expo explorant l’adoption des technologies par des femmes artistes actives dans les années 1960, 70 et 80. Ce n’est pas pour des raisons idéologiques, mais plutôt parce que les femmes sont sous-représentées dans la collection du Mudam, comme dans la plupart des musées. Nous devrions changer cela, du moins en partie.»
Votre programme fait également de la place à l’intelligence artificielle, dont l’influence croît dans et pour l’art contemporain. «C’est la mission d’un musée de s’y frotter, d’y réfléchir. Et pour la jeune génération, c’est aussi important de leur parler de l’IA. En fait, c’est l’époque qui guide un musée, et ce sont les artistes qui changent l’art de l’époque».
Sinon, c’est votre conviction, vous dites avoir «une grande audience publique pour les performances». «L’architecture du Mudam se prête aux modes transdisciplinaires. Par rapport à un vieux musée comme la Kunsthalle de Hambourg,le jeune Mudam est un bâtiment intemporel dont l’architecture spécifique est intéressante pour la performance, plus fondamentalement, elle modifie notre perception de l’art tout comme la façon dont les artistes font de l’art. En même temps, c’est aussi un magnifique musée pour présenter la peinture et la sculpture. On le voit actuellement avec l’exposition de Peter Halley et «Garden of Resistance», le projet spécifique conçu en 2022 par les artistes Martine Feipel et Jean Bechameil.»
Au bout du compte, quelle serait votre botte secrète, la «patte Steinbrügge»? «Je vois et j’écoute, je veux comprendre les communautés de Luxembourg, ça se transcrit dans ma programmation. En même temps, je raconte des histoires de notre époque, si possible polyphoniques. Au final, je collecte des histoires dans le public et je fais une histoire avec ça».