À propos de l’exposition Rendez-vous provoqué au MNHA en 1994.
Enrico Lunghi
Rarement exposition du Musée de l’État n’aura été autant commentée, et ce, avant même d’être ouverte.
Le Républicain lorrain, 14 mars 1994
Il y a trente ans, en ce samedi matin du 12 mars 1994, le hall d’entrée du Musée national d’histoire et d’art (MNHA, aujourd’hui MNAHA) était plein à craquer pour le vernissage de l’exposition Rendez-vous provoqué. Ses murs avaient été récemment repeints en blanc, et les ligneuses Vierges à l’Enfant, d’un gothique tardif ou d’un baroque retenu, reposant sur leurs socles depuis des lustres, tout comme les tapisseries pâlottes recouvrant jadis l’appareillage des grandes parois, avaient depuis peu cédé la place aux peintures à l’expressionnisme incandescent de Joseph Kutter (1894-1941) : on sentait un vent nouveau souffler sous la direction de Paul Reiles depuis 1990, mais nul ne savait encore ni ce qu’il allait emporter, ni ce qu’il allait apporter.
Le projet du Centre d’art contemporain projeté par I.M. Pei et présenté au public en 1991 venait d’être enterré après plusieurs années d’âpres polémiques et personne n’imaginait qu’il renaîtrait plus tard sous une forme rabougrie et rebaptisé Musée d’art moderne. Dans le même temps, les préparatifs pour «Luxembourg, ville européenne de la culture 1995» battaient leur plein grâce à l’enthousiasme contagieux de Claude Frisoni, et ce malgré les pronostics d’un pessimisme presque unanime ne variant généralement que sur l’étendue du fiasco qui allait en découler.
Dans ce contexte, une exposition initiée par un ambassadeur luxembourgeois, M. Hubert Wurth, pour marquer le trentième anniversaire du traité relatif à la coopération dans le domaine de la représentation diplomatique signé à La Haye le 24 mars 1964, promettait tout au plus de ne pas perturber le ronron habituel de la petite scène artistique luxembourgeoise qui, très souvent, se morfondait dans son provincialisme atavique avec un lancinant complexe d’infériorité que les majestueuses réalisations de ses grandes voisines nourrissaient à leur insu.
Il en alla très différemment.
C’est vrai qu’en amont, du côté néerlandais, le commissaire Wim Beeren, ancien directeur du Stedelijk Museum d’Amsterdam, ne s’était pas enthousiasmé pour les artistes luxembourgeois dont l’ambassadeur l’avait bassiné par catalogues interposés, et que les décideurs grand-ducaux sélectionnaient habituellement pour ce genre de raout diplomatique. Il fut d’autant plus heureux, lors de sa visite à Luxembourg, d’en rencontrer qui le touchèrent davantage, et son choix s’est vite porté sur le travail de Simone Decker, Antoine Prum et Bert Theis.
J’avais quant à moi été proposé par Paul Reiles pour être le commissaire du côté luxembourgeois, et j’eus la chance de visiter une série d’ateliers d’artistes à Amsterdam, dont celui de Marlène Dumas (qui, en raison de son agenda déjà bien rempli, déclina l’invitation de participer à notre projet). La sélection finale qu’il me revenait de faire comporta Rob Birza, Marc Mulders, Rob Scholte, Berend Strik, Gerald Van der Kaap et Peer Veneman.
Du moins, ce fut ainsi que les choses furent présentées officiellement. En réalité, la sélection néerlandaise avait été déterminée surtout par Wim Beeren, à l’exception de Berend Strik et Gerald Van der Kaap, pour lesquels il avait des réticences, mais je parvins à le convaincre de l’importance de montrer de telles démarches au Luxembourg. En ce qui concerne la sélection luxembourgeoise, je lui avais signalé les artistes qui m’intéressaient le plus, et il s’avéra que nous étions sur la même longueur d’ondes, ou du moins qu’il me fit confiance. Mais dans un contexte aussi éminemment politique, pour faire passer nos idées respectives en évitant de froisser les susceptibilités locales, il fallait faire preuve de diplomatie et assurer que les choix étaient entièrement extérieurs. En effet, l’inauguration devait se dérouler en présence du Premier ministre, Jacques Santer, du ministre des Affaires étrangères, Jacques F. Poos, et du ministre néerlandais des Affaires étrangères, Pieter Kooijmans, et à cette date, il n’y avait au Luxembourg d’autres musées que le MNHA pour voir de l’art. Cela avait donc un certain poids.
Autant le dire sans ambages, au Luxembourg personne ne connaissait les six artistes néerlandais, alors qu’ils jouissaient dans leur pays – et pour certains bien au-delà – d’une certaine notoriété. Mais il est vrai aussi qu’à l’époque, personne n’avait internet et qu’il ne suffisait pas de taper un nom sur un clavier ou un écran tactile pour voir surgir une notice Wikipédia ou le dernier article paru : le monde de l’art, et surtout celui de l’art contemporain, ne s’étendait guère au-delà des amateurs et des passionnés, et le grand public l’ignorait quasi complètement.
Cependant, Rob Scholte était déjà l’enfant terrible de la jeune scène néerlandaise et une star parmi les artistes émergents. Il avait participé à la Documenta de Kassel en 1987, et en 1990 il avait représenté son pays à la Biennale de Venise. Dans une veine neo-pop aux allures warholiennes, qu’un Michel Majerus filera également la décennie suivante, Scholte (ou ses assistants, car il menait pratiquement une vie d’entrepreneur) reproduisait sur ses toiles de grandes dimensions les motifs iconiques d’une société de consommation de masse en pleine mutation : en effet, quatre ans après la chute du mur de Berlin et l’effondrement de l’Union Soviétique, le nouveau libéralisme économique pouvait se déployer sans entraves et conquérir les territoires qui lui avaient échappé jusque-là. Territoires terrestres, d’une part, d’où l’appropriation par Scholte des annonces publicitaires de pays qui commençaient à perdre de leur éloignement presque mythique grâce aux vols bon marché qui se propageaient à grande vitesse: pour Rendez-vous provoqué, il exposa des tableaux contenant des sinogrammes, des hiraganas et des kataganas, signes bien surprenants pour nombre de visiteurs à l’époque mais qui n’étonnent plus les jeunes d’aujourd’hui. Territoires mentaux d’autre part, désormais colonisés à toute allure par la financiarisation tous azimut qui entamait son parcours triomphal, et parmi eux, même celui qui semblait jouir d’une aura presque sacrée, c’est-à-dire l’art: l’un des grands succès de Rob Scholte était d’avoir fidèlement reproduit sur des toiles immenses l’emballage de la poupée gonflable commercialisée en 1991, qui permettait à chacun de vivre en compagnie de l’effigie du personnage du célèbre Cri de Edward Munch, annonçant déjà, presque prophétiquement, l’angoissante réalité de l’ère qui s’ouvrait.
Or cet artiste, qui était parmi les premiers de sa génération à pleinement profiter du nouvel ordre mondial, quoiqu’en l’épinglant avec une ironie distanciée, fut aussi celui qui allait très vite en payer le prix: dans des circonstances pour le moins troubles, en novembre de la même année, une grenade explosa dans sa voiture, emportant ses deux jambes, et l’année d’après, un cocktail molotov fut jeté sur sa villa à Ténériffe [1]. Cela ne l’a toutefois pas empêché de continuer son parcours artistique : il crée toujours des images dans lesquelles il revisite l’histoire de l’art et les tableaux des maîtres anciens à l’aune du postmodernisme. De plus, il a fondé dans sa ville Den Herder un musée privé très engagé [2].
L’autre artiste qui puisait abondamment dans l’univers des images contemporaines était Gerald Van der Kaap, lui aussi déjà bien introduit sur la scène de l’art contemporain. Photographe au départ, il s’était tôt mit à scanner des photographies qu’il retravaillait sur ordinateur – machine-outil qui n’était pas encore à l’époque à la portée de tout le monde – pour en faire des vidéos aux effets fascinants. Parmi les précurseurs dans le domaine de l’art digital, il recréait un monde onirique et étrangement familier dans lequel le spectateur pouvait plonger en s’allongeant commodément sur un matelas pour passer un moment extatique, sans nécessiter d’«autres stupéfiants (no other drugs required)». Ses Chill Caves montrées dans l’exposition au MNHA étaient déjà une tentative d’immersion totale dans l’imagerie numérique dont sont abreuvés des millions de jeunes aujourd’hui. Cependant, Gerald Van der Kaap l’a fait du temps où l’informatique était encore un univers libre et sans entraves qui favorisait des usages et des expériences hors de tout contrôle, l’inverse de ce qu’il est devenu depuis. Artiste multimédia à l’œuvre protéiforme, ce chercheur infatigable continue d’expérimenter dans les différents champs de l’art visuel et a réalisé plusieurs fims.
Rob Birza se consacrait à la peinture. Mais cette dernière pouvait se déployer sur n’importe quel support et à l’aide de n’importe quel matériau, y compris la lumière électrique. Il réalisait à l’époque des séries de tableaux et des objets aux formes variées, ainsi que de vastes installations picturales qui occupaient des espaces d’exposition tout entiers, toujours à la recherche d’une expérience sensorielle fondée sur la matière et la couleur. Pour Rendez-vous provoqué les commissaires auraient bien voulu qu’il réalise un tel environnement dans une salle qui lui serait dédiée, mais cela n’a pas pu se faire. Birza montra donc une série de ses tableaux récents aux motifs géométriques. Aujourd’hui, il continue de peindre, utilisant souvent des techniques anciennes pour reparcourir des sujets traditionnels de l’histoire de l’art, comme le paysage, les natures mortes et les bouquets de fleurs.
Marc Mulders se réclamait encore plus directement de la tradition. À l’époque, il peignait des tableaux aux empâtements profonds, aux surfaces rugueuses, revisitant les thèmes classiques – scènes religieuses, bêtes écorchées, fleurs et écorces d’arbres – en hommage aux maîtres anciens qu’il vénérait, tels Grünewald, Rembrandt, Goya et Van Gogh. D’une belle force expressive, violente presque, ses peintures avaient quelque chose d’intemporel. Par la suite, Mulders s’est beaucoup consacré au vitrail, réalisant de nombreuses œuvres pour des chapelles et des églises, et dans ses peintures actuelles il célèbre essentiellement la beauté de la nature. [3]
Le sculpteur Peer Veneman réalisait des formes hybrides, mêlant l’organique et le géométrique, en assemblant les matériaux les plus divers, acier, bronze, bois, céramique, ciments, matières synthétiques. Elles échappaient aux classifications simples, prenant parfois l’aspect de tableaux tridimensionnels ou s’apparentant à un meuble inutile. Il poursuit aujourd’hui ce travail sans s’encombrer du carcan d’une unité stylistique. [4]
Berend Strik était l’autre enfant terrible de la scène néerlandaise, mais dans un genre qui se laissait beaucoup moins bien commercialiser que celui de Rob Scholte. Avant l’exposition au MNHA, il était déjà couronné de prix et préparait une exposition personnelle au Stedelijk d’Amsterdam. Ses œuvres – sculptures, installations, photographies brodées – étaient souvent controversées, parce qu’elles touchaient à des sujets sensibles, entre autres la sexualité [5]. Pour Rendez-vous provoqué, il a réalisé une installation dont l’idée lui a été suggérée par la lecture d’un article paru en 1985 sur la production de la noix de muscade et d’après lequel une seule firme indonésienne avait un monopole quasi absolu sur cette épice, pouvant donc à elle seule en contrôler la cote boursière. Cela a fait prendre conscience à l’artiste de l’imbrication du commerce international à l’échelle de la planète, la fameuse mondialisation qui pour beaucoup était un concept nouveau à l’époque.
Concrètement, l’œuvre évoquait vaguement un intérieur occidental petit bourgeois – d’où aussi un tableau représentant un bouquet de fleurs de Joseph Kutter de la collection du musée intégré à l’ensemble. Un certain désordre y régnait, comme après un moment de débauche, avec trainant de-ci de-là une veste, une perruque, un paquet de préservatifs, du papier toilette déroulé et quelques images tirées d’une revue pornographique. Mais sur une plateforme séparée, qui pouvait symboliser le socle sur lequel reposait le tout, se trouvait une table renversée : c’était une métaphore de la globalisation, signalant que désormais rien n’échappe aux conséquences de ce qui se passe sur le côté opposé de la planète. Sur le plateau de la table, entre les pieds dressés vers le haut, un monticule de 25 kg de poudre de noix de muscade imprégnait de son odeur le hall du musée. Et puis, juste au-dessus, un chat empaillé était accroché par la queue à une corde – cette dernière passait par une poulie au plafond et était simplement fixée au mur par un nœud, ce qui permettait de facilement régler la hauteur de suspension de l’animal.
Avec un peu de fantaisie, il n’était pas difficile de relier entre eux ces éléments et y voir la frayeur de l’Occidental moyen face au risque de perdre son confort et sa tranquillité bourgeoise à cause d’événements lointains sur lesquels il n’a pas prise. Mais c’était beaucoup demander au public du musée luxembourgeois d’alors qui n’avait pas appris à se confronter à ce genre de proposition artistique.
Du côté grand-ducal, Antoine Prum avait déjà percé sur la scène quelques années plus tôt. Peintre talentueux, il passait pour la coqueluche des (rares) collectionneurs et des autorités culturelles locales, et ses tableaux faisaient l’admiration des connaisseurs dans les expositions publiques et à la galerie Beaumont qui le représentait. Il aurait pu poursuivre sur cette voie facile ad libitum, mais après une période de remise en question, il revint avec des œuvres plus conceptuelles et plus ambitieuses, et c’est sur celles-là que j’ai attiré l’attention de Wim Beeren : nous tombâmes vite d’accord pour l’inviter. Prum montra au MNHA des boîtes contenant de petits personnages en plastique qui évoquaient des scènes de cinéma américain, préfigurant son parcours ultérieur : en effet, il a fondé depuis une société de production de films à vocation documentaire, souvent accompagnés de projets musicaux [6].
Simone Decker était la seule femme de la partie. Peu la connaissaient. Elle avait été exposée l’année d’avant par Lucien Kayser au centre culturel français et son travail m’avait enthousiasmé. Pour Rendez-Vous provoqué au MNHA, elle proposa deux projets ambitieux, Installation : Arraché, Image 1 & 2 et Épinglages. Pour le premier elle arracha la moquette d’une salle du musée après la chute (idéalement accidentelle) d’un pot de peinture et l’accrocha au mur, tel un trophée, tout en la remplaçant au sol par un revêtement de couleur orange, créant ainsi un fort contraste de couleur avec les autres espaces. Le second projet consista à répéter incessamment un geste élémentaire, en l’occurrence enfoncer plusieurs dizaines de milliers d’épingles à tête de couleurs pastel nacrées dans le mur d’un passage, pour aboutir à un résultat d’une beauté subtile. Dans leur apparente simplicité, ces deux travaux mettaient en jeu les notions de couleur, d’espace, de séduction et d’échec, tout en bouleversant fortement non seulement le fonctionnement habituel du musée, mais aussi l’idée même que l’on s’en faisait, surtout à l’époque [7].
Enfin, bien que l’un des plus âgés de l’exposition, l’artiste le moins connu – en dehors des cercles gauchistes où il avait été actif dans sa jeunesse – était Bert Theis. Pour son projet Trois messages limpides, il avait choisi une salle en coin, la plus ingrate du parcours, et en avait fermé un accès, obligeant le visiteur à faire demi-tour et à reparcourir l’exposition en sens inverse. Ce cul-de-sac physique reflétait bien l’impasse intellectuelle dans laquelle Theis voyait s’embourber la peinture, et ses propositions étaient une sorte de règlement de compte conceptuel avec ce que le public luxembourgeois, pour une large part, considérait encore à l’époque comme le sommet de la création plastique. Autant dire que cette salle n’était pas vraiment pour plaire au grand nombre [8].
La sélection des commissaires n’était donc pas des plus consensuelles. Qui plus est, donner deux fois plus de place aux artistes néerlandais qu’aux luxembourgeois avait déjà fait grincer des dents, y compris diplomatiques, alors que c’était juste une façon symbolique mais honnête de signifier que les scènes artistiques des deux pays n’avaient pas exactement la même envergure.
Pourtant, personne ne s’attendait aux réactions qui allaient suivre.
Quelques jours avant le vernissage, dès que Berend Strik eut suspendu le chat empaillé, des membres du personnel du Musée d’histoire naturelle, à l’époque encore situé dans les mêmes murs que le Musée d’histoire et d’art, se plaignirent de cette présence dans le hall qu’ils traversaient pour se rendre dans leurs salles d’exposition avec les classes scolaires (avec lesquelles ils allaient pourtant visiter leur section pleine d’animaux empaillés et souvent tués spécialement à cet effet). Berend Strik et moi-même expliquâmes plusieurs fois le sens de l’œuvre et certains s’en accommodèrent, d’autres non. Nous eûmes ensuite la visite de Madame Eck-Hieff, présidente de l’ALPA, la Ligue de protection des animaux à Luxembourg, pour qui il n’y avait pas à discuter et qui exigea qu’on enlève immédiatement le chat suspendu, ce qui lui fut refusé. Toujours est-il que l’affaire remonta jusqu’au ministère de la Culture et le premier conseiller du Gouvernement, Guy Dockendorf, vint alors en amont du vernissage s’enquérir de la chose. Il repartit satisfait des explications, considérant qu’il fallait attendre la suite des événements.
Le jour du vernissage parut dans le Tageblatt un article intitulé «Art Moderne ?» signé avec les initiales R.B., dans lequel l’auteur admet que l’art puisse provoquer, mais que «dans un lieu où passent quotidiennement des élèves pour se rendre au Musée d’histoire naturelle, cette installation (de Berend Strik) n’est pas à sa place» [9]. Le plus intéressant est la référence implicite aux débats sur le projet de construction d’un musée qui a agité le Luxembourg pendant les années précédentes : il n’y a pas dans le pays d’endroit où exposer un art provocant ne correspondant pas au «bon goût commun», d’où la nécessité d’un Musée d’art moderne [10].
Le hall du MNHA était donc plein à craquer en cette matinée printanière. Mais il y avait aussi du monde à l’extérieur. L’ALPA avait en effet organisé une manifestation pour protester contre la présence du chat suspendu dans l’installation de l’artiste néerlandais. Une vingtaine de personnes s’étaient rassemblées, dont certaines avec des pancartes. Mais le clou fut enfoncé par la présidente elle-même qui, à un moment donné, entra furieuse dans le hall, se dirigea droit sur l’installation et, devant les gens médusés, défit le nœud de la corde à laquelle pendait l’animal empaillé. Ce dernier tomba le nez dans le tas de poudre de noix de muscade. Le premier moment de surprise passé, l’artiste dépoussiéra tranquillement le félin et le remit en place, tandis que plusieurs personnes, dont M. Jacques Santer, prièrent Mme Eck-Hieff de se calmer. Elle repartit peu après, indignée, rejoindre ses acolytes à l’extérieur. La suite du vernissage se déroula plus ou moins normalement.
Toutefois, dès ce premier jour, le livre d’or, mis à disposition du public à l’entrée, recueillit l’humeur des visiteurs. «Est-ce de l’art, lorsqu’on est choqué par un chat mort ? Triste humanité !» – «Exposition complètement débile et conne – a sa place dans un hôpital psychiatrique !» – «J’aimerais plutôt voir l’artiste, enduit de goudron et de plumes, suspendu à la corde» – «Honteux et infâme», et ainsi de suite. Quelqu’un y scotcha un sac pour mal de l’air de la Luxair avec le commentaire «à distribuer aux visiteurs», ce qui témoigne pour le moins d’une démarche conséquente. Il y eut quelques attaques personnelles, bien sûr, mais, dans le lot, aussi des commentaires positifs et encourageants.
Pour la presse et les médias c’était du pain béni et ils s’en sont donnés à cœur-joie [11]. Dès le 14 mars, le Républicain Lorrain parle de «la fameuse œuvre (..) qui a déclenché la polémique» et que Paul Reiles devait «défendre (…) en rappelant au passage que l’art contemporain a souvent été diabolisé…» [12]. Le même jour, le même journal, sous le titre «Défense des animaux : manifestation et pétition», rend compte de l’assemblée générale de l’ALPA durant laquelle «Anny Eck-Hieff n’a pas manqué de souligner son désaccord avec l’exposition Rendez-Vous provoqué (…) qu’elle qualifie de macabre. Nous nous opposons à l’exposition car elle donne le mauvais exemple» [13].
Le 15 mars, Romain Durlet signe dans le Tageblatt un article intitulé «(Auch) Tiere sind Lebewesen (les animaux (aussi) sont des êtres vivants)» dans lequel il développe longuement les arguments contre la maltraitance des animaux en vertu de la la loi du 15 mars 1983 pour finalement pester contre «les pseudo-artistes qui veulent choquer avec leur produit, suspendant un chat mort par la queue à l’entrée d’un musée et qui se soucient d’une guigne de l’empathie que peuvent ressentir les enfants et les véritables amis des animaux qui pénètrent dans ces lieux sacrés» [14].
Le jour suivant, dans le Lëtzebuerger Journal, la critique d’art Elisabeth Vermast prend décidément la défense de l’exposition dans son article «Provocation in Luxembourg», rappelant que les mêmes qui regardent tranquillement les horreurs de l’actualité à la télévision – la guerre en Bosnie, la famine en Somalie, la prostitution des mineurs en Asie, etc. – s’excitent sur un chat empaillé et se laissent aller à un acte de vandalisme, détruire, en référence à l’action énergique de Mme Eck-Hieff lors du vernissage [15].
Puis, le 18 mars, dans le Tageblatt, Rich Audry, dans un article plus conséquent, commence par une mise en contexte et suppose que le but était probablement «d’inciter le Luxembourg à aller de l’avant, à laisser tomber l’art abstrait traditionnel et à travailler sur d’autres moyens d’expression», soulignant ainsi indirectement le conformisme et le confort intellectuel d’une grande partie de la scène artistique locale [16]. Il fait ensuite une simple description de l’exposition, se montrant assez sévère pour les artistes luxembourgeois dont il trouve les œuvres «moins intensives» (que celles des néerlandais).
Dans le Lëtzebuerger Land du même jour, le critique d’art Lucien Kayser soupçonne que les «violentes réactions de rejet» de l’installation de Berend Strik et «l’attitude intolérante en face de l’art contemporain» tient davantage «à notre situation inculte en la matière» qu’à l’amour pour les animaux, et se prononce pour «un art en dialogue et en confrontation avec le monde dans lequel il est fait». Il cite l’article du Tageblatt du 13 mars pour contrer l’argument selon lequel l’art qui provoque doit être enfermé dans un musée spécialisé, loin des yeux d’innocents enfants. Il souligne le large éventail de l’exposition et termine bellement: «ajoutez-y ce qui la plupart du temps est absent dans nos expositions : l’implication directe du spectateur (dans une position couchée chez Van der Kaap), et la prise en compte des lieux, la mise en scène (chez Simone Decker, ou Bert Theis). Ja, Vincent, het is mogelijk !» [17]
Silencieux jusque-là, le Luxemburger Wort publie le lendemain une lettre à la rédaction intitulée : «À quel point l’art et les artistes sont-ils pervers ?». Pour l’auteure Liliane Hoschet, c’est un lieu commun de constater que la frontière du bon goût s’est dernièrement déplacée en direction de l’absurdité, de la perversion et de l’idiotie [18]. Un chat suspendu par la queue – sans préciser s’il est vivant, mort ou empaillé – ne peut que dégoûter, mais l’artiste ne vise finalement que son autopromotion [19]. L’horreur «conservatrice» face à un tel «art» est bien appropriée, surtout en pensant à l’argent public qui a été gaspillé inutilement [20]. En creux résonne ici la conscience d’une situation provinciale pleinement assumée en vertu d’une gestion en bon père de famille.
Le Luxemburger Wort revient sur l’exposition dans ses pages culturelles le 23 mars, avec un article conséquent, mais seulement signé avec les initiales C.F. Très didactique, il explique qu’il est compréhensible que le visiteur qui ne sait pas ce qui l’attend puisse être au premier regard choqué par l’œuvre qui l’accueille à l’entrée, mais qu’en se renseignant un peu, il s’apercevra que l’artiste s’est donné du mal pour concevoir son installation [21]. L’auteur, qui s’enthousiasme pour l’univers de Gerald Van der Kaap et ses «vidéodrogues», considère que l’exposition ambitionne de critiquer la société de consommation en mettant à l’épreuve nos habitudes visuelles et conclut, en français : «Ceci n’est pas un lèche-vitrines».
L’hebdomadaire Revue du même jour résume les faits en les positivant : au moins, le scandale attirera plus de visiteurs au musée et ils pourront se faire leur propre idée sur les œuvres exposées – car il n’y a pas que celle avec le chat [22]. L’avantage du magazine est aussi de publier plusieurs photos, dont l’une du hall d’entrée bondé lors du discours de M. Jacques Santer.
Malgré le titre «Alles für die Katz (tout ça pour ça)» qui cite une inscription dans le livre d’or, le Grénge Spoun (aujourd’hui WOXX) du 25 mars se veut également conciliant et didactique, [23] et annonce une interview prochaine avec Simone Decker, la seule artiste femme de l’exposition, tandis que le même jour, le sujet occupe la une de l’hebdomadaire satirique Den Neie Feierkrop. Dans un encart et dans son style désopilant, la rédaction se moque des médias (RTL, 100,7 et Tageblatt) qui se sont mobilisés contre l’exposition au musée, tandis que le gros de la page est consacrée à un entretien fictif entre différents protagonistes, dans lequel sont repris la plupart des griefs contre l’installation de Berend Strik et l’art contemporain [24]. Les caricatures sont très parlantes aussi, surtout celle de Guy Stoos, qui n’hésite pas proclamer : «La radio 100,7 contre l’art dégénéré».
Mais ce n’était pas encore fini.
Le 25 mars, la Grande-Duchesse Joséphine-Charlotte vint voir l’exposition, qui l’intéressa et l’amusa beaucoup. Elle enleva ses chaussures et se coucha sans hésiter sur le matelas de l’œuvre de Gerald van der Kaap, sous le regard ahuri et inquiet de son aide de camp, et profita ainsi un moment du stupéfiant visuel. Le jour d’après, le Journal et le Luxemburger Wort communiquèrent sobrement la visite, tandis que le Tageblatt, un brin provocateur, titra «Un regard grand-ducal sur l’art moderne» en juxtaposant une photo du chat empaillé au premier plan devant un groupe d’élèves à celle de la grande-duchesse et du commissaire regardant dans sa direction, mais prise dans une autre salle. Le tout en précisant que la grande-duchesse est, de notoriété publique, une grande amatrice et connaisseuse d’art moderne [25].
Le 31 mars, le Journal revint plus longuement sur l’exposition, insistant sur le manque de compréhension du public local pour l’art de son temps et la nécessité de s’y confronter, regrettant en fin d’article qu’un Musée d’art contemporain ne soit pas à l’ordre du jour, mais qu’on pourrait investir des bâtiments anciens pour ce faire [26].
Le vendredi 1er avril paraît alors dans le Grénge Spoun, l’interview de Simone Decker, où l’artiste s’exprime clairement sur son travail, l’exposition et l’art contemporain en général [27]. Un encart annonce par ailleurs la création d’un Centre d’art dégénéré (Zentrum für entartete Kunst) à la Kulturfabrik a Esch, que le Gouvernement et la Ville d’Esch veulent inaugurer pour l’année culturelle 1995, afin d’éviter le genre de problèmes suscités par l’exposition Rendez-Vous provoqué au Musée national. Les musées seraient ainsi soulagés et les Luxembourgeois normaux pourront à nouveau s’y rendre, la conscience tranquille, avec leur marmaille [28]. La date se prêtait à un tel scoop.
Ce même 1er avril, le Feierkrop consacre sa première page, vendredi saint oblige, à un pamphlet contre une religion qui prône la souffrance au lieu de la joie de vivre, et cite au passage l’exposition au musée. Le tout est accompagné d’une nouvelle caricature de Guy Stoos, où le Christ en croix se demande «Pourquoi ne suis-je pas un chat !?! On m’aurait alors descendu d’ici depuis longtemps».
Puis, le samedi 2 avril, le Luxemburger Wort publie à nouveau une lettre à la rédaction intitulée «Wie pervertiert sind Kunst und Künstler eigentlich ?» qui revient sur celle de Liliane Hoschet du 19 mars pour en saluer le courage, car l’auteur, Robert Dupont (certainement un pseudonyme, probablement quelqu’un de la rédaction même) a vu de ses yeux le chat suspendu et n’a pas pu imaginer, même dans ses pires cauchemars, que de telles «œuvres», manifestement produites par des esprits dérangés, aient pu trouver leur place dans une exposition publique et être admirés dans «certains milieux» [29].
L’exposition se termina le 10 avril, mais le Tageblatt remit une couche le 16 avril, dans une chronique signée Romulus, qui parle d’un «objet d’art pénible», d’un animal laissé suspendu jusqu’à la fin et qu’on montra même à la Grande-Duchesse. L’auteur dit ensuite vouloir rejoindre les rangs de ces artistes modernes en clouant deux rouleaux de papier toilette dans son bureau [30].
Et le mot de la fin revint à l’inimitable présidente de l’ALPA Anny Eck-Hieff, qui le 20 avril, soit dix jours après la fin de l’exposition, publia dans le Journal une lettre ouverte à Madame Marie-Josée Jacobs, ministre et patronne de l’année culturelle 1995, dans laquelle elle s’en prend longuement à l’œuvre «macabre, non-esthétique et perverse» de Berend Strik, qui aurait dû également exposer son portrait pour faciliter la tâche au visiteur, car l’on sait que les yeux des artistes de cette exposition parlent d’eux-mêmes, les yeux étant le miroir de l’âme… [31] Elle s’en prend ensuite à «l’artiste» (il s’agit de Yukinori Yanagi) qui a eu l’idée «perverse» d’utiliser d’innocentes fourmis dans une installation à la Biennale de Venise (en 1993) pour symboliser la déchéance de l’Europe. Mais désormais, les amis des animaux resteront vigilants, car ils disent non à une «dégénération de l’art» qu’il faut, bien sûr, étouffer dans l’œuf. Car «nous sommes tous d’accord en soutenant l’art véritable et en disant oui aux artistes qui, à travers leurs représentations, évoquent la joie, la réflexion et le désir, et nous font ressentir et réfléchir» [32].
Au vu du caractère problématique de l’argumentation et du vocabulaire employé, la rédaction a tenu à préciser dans le cadre même de l’article qu’elle n’était pas responsable du contenu des lettres des lecteurs. Et le Feierkrop du 6 mai reproduit une partie de cette lettre en précisant que son «jargon nazi» n’est ni dû au hasard, ni involontaire, mais inévitable. [33]
Fait rarissime à l’époque pour une manifestation luxembourgeoise, la revue spécialisée artpress publie un compte rendu de l’exposition, signé Sylvie Lecoq-Ramond (aujourd’hui directrice du Musée des Beaux-Arts de Lyon). Elle relève sobrement chez les artistes sélectionnés une même attitude par rapport au monde, cherchant à mettre en évidence les incohérences de nos sociétés, puis décrit quelques travaux, sans même citer l’installation de Berend Strik [34].
L’exposition a ensuite été montrée au Stedelijk Museum De Lakenhal de Leyde, du 20 mai au 4 juillet 1994, avec pratiquement les mêmes œuvres qu’au MNHA, sauf celles de Simone Decker qui réalisa à nouveau deux travaux in situ : pour Chambre de méditation, elle avait placé un vitrail fait de bonbons colorés sur l’unique fenêtre de la salle d’exposition, alors que Cellule d’artiste était une pièce dont elle avait gratté par endroits le velours des murs comme pour attester de son fragile passage.
Toutefois, les Néerlandais étaient prévenus: dès le 7 mai, le Vrij Nederland titra : «Une provocation à l’occasion d’une collaboration de trente ans», et raconta que l’exposition a heurté les sentiments de certains habitants du Luxembourg. Cependant, le vernissage, en présence de M. Kooijmans, ministre des Affaires étrangères, se passa tranquillement.
Et la presse s’étonna d’abord que l’on ait pu s’exciter pour si peu au Luxembourg. Un animal qu’on maltraite, cela fait plus d’effet que les horreurs en Yougoslavie (oui, à l’époque on parlait encore de Yougoslavie) qu’on voit à la télé?, s’interroge-t-on dans Mare, le journal universitaire de Leyde [35]. Alors qu’en Hollande, au 17e siècle du moins, on suspendait un chat par la queue et on le mutilait joyeusement, et tout le monde s’amusait (l’auteur fait référence au «Kattrekken», jeu populaire à l’époque, ce dont témoigne même un tableau dans les collections du musée à Leyde). Et comme Lucien Kayser, l’auteur trouva davantage de violence dans les tableaux écorchés de Marc Mulders que dans l’installation de Berend Strik, avant de faire l’éloge des artistes luxembourgeois dans l’exposition.
Le Leidse Post, plus prosaïquement, pensa que l’art ne fait que donner un peu d’éclat à la diplomatie, [36] tandis que dans le Kunstbeeld, Doris Wintgens Hötte expliqua que Wim Beeren ne s’est pas laissé tenter par la tendance à la peinture française, bien équilibrée et emprunte de sensibilité, qui fait le mainstream des artistes luxembourgeois, mais par trois artistes qui ont décidé de sortir de leur pays pour s’imprégner d’impulsions nouvelles [37]. Elle trouva aussi normal que dans le climat plutôt conventionnel du Grand-Duché, une telle exposition ait pu choquer.
Cependant, le Leidsch Dagblad se fit l’écho des appréciations contradictoires. Le 1er juin, il publia trois articles, l’un signé Onno Schilstra qui critiqua surtout le côté snob de l’inauguration et de l’exposition, l’autre signé Jan Rusdam qui annonca que l’association néerlandaise de protection des animaux, alertée par des dizaines de coups de téléphone, a fini par exprimer son désapprobation face à l’œuvre de Berend Strik. Le troisième, intitulé «De la noix de muscade comme couverture pour de sales besognes», expliqua le sens de l’installation de l’artiste et que nous sommes facilement prêts à oublier combien notre confort est fondé sur de sombres trafics [38].
D’autres organes encore en ont profité pour faire de gros titres : «Art avec chat mort par la queue» sans toutefois condamner l’œuvre [39], puis le NCR Handelsblad donna d’abord la parole au président de l’association de protection des animaux, « Il faut respecter un animal, même après sa mort », puis à la directrice du Lakenhal, et enfin à Berend Strik lui-même, qui assura qu’il n’a jamais maltraité un animal. Il voulait simplement montrer combien le monde est devenu abstrait et combien nous sommes impuissants face aux horreurs qui se font quotidiennement [40]. L’article se termina par l’information que le Lakenhal n’enlèverait pas l’œuvre comme le demandait l’association.
Ce même quotidien, parmi les plus importants des Pays-Bas, revint sur l’exposition le 10 juin, avec deux articles. L’un commence par avertir que le métier d’artiste n’est pas fait pour les stricts végétariens : il faut bien aussi du fiel de bœuf et de la graisse de mouton pour préparer ses toiles et ses pigments. Et il trouve l’installation Genera Virola de Berend Strik plutôt décorative, ce qu’il annonce dès son titre d’ailleurs. Le deuxième porte un titre tout aussi ironique : «L’association de protection des animaux empaillés». L’auteur se moque de ceux qui sont prêts à mettre le pays à feu et à sang pour un chat empaillé dans une œuvre d’art contemporain, alors qu’ils ne se soucient pas des animaux qui ont été disséqués pour l’exposition sur le caca au Musée d’histoire naturelle de Leeuwarden, qui avait lieu au même moment. Et de conclure : L’amour des animaux peut rendre aveugle, et l’association s’est ridiculisée avec son action de protestation.
Le parallélisme avec le Luxembourg est étonnant, même si aucun grand média ne se serait permis une telle franchise au Grand-Duché. En effet, elle ne pouvait venir que du Feierkrop, qui le 13 mai 1994, s’étonna du silence de Mme Eck-Hief au sujet d’une exposition sur les insectes chassés et épinglés par un «grand amateur» de ces petites bêtes [41]. Décidément, l’amour pour les animaux semble bien sélectif, aussi bien au Luxembourg qu’aux Pays-Bas.
Le 17 juillet, le Leidse Post informa que la directrice du Lakenhal avait accueilli le cinq millième visiteur de l’exposition Rendez-Vous provoqué en lui offrant un bouquet de fleurs et un abonnement annuel, ce qui témoigne d’un beau succès.
Pourtant, comme Romulus dans le Tageblatt au Luxembourg, Onno Schilstra, du Leidsch Dagblad, a voulu avoir le dernier mot. Lui qui avait trouvé le raout diplomatique autour de l’exposition plutôt snob, raconte qu’en se promenant sur les quais près du Lakenhal, il a été frappé par quelque chose qui dépassait d’un des containers à déchets. C’était une plaque de plexiglas sur laquelle étaient collés des bonbons. Il se souvint alors d’une œuvre de l’exposition Rendez-Vous provoqué (il s’agit de La chambre de méditation de Simone Decker), où ces éléments formaient un vitrail que l’on pouvait trouver sublime. Et il conclut que finalement tout était une mascarade et qu’il avait trouvé la vérité dans la poubelle [42].
Qu’en retenir aujourd’hui ? Ce fut certainement, dans le domaine de l’art contemporain, une exposition très ambitieuse au Luxembourg : c’était avant l’année culturelle 1995, avant le Casino Luxembourg – Forum d’art contemporain, avant Manifesta 2, et bien sûr, longtemps avant le Mudam. Les artistes luxembourgeois, Simone Decker, Antoine Prum et Bert Theis ont tous trois par la suite représenté leur pays à la biennale de Venise et réalisé un parcours exceptionnel sur le plan international, chacun à sa manière.
Avec le recul, Rendez-Vous provoqué semble bien amorcer la transition, pour le meilleur et pour le pire, entre un Luxembourg d’avant et d’après, et pas seulement dans le domaine artistique. Une partie du public luxembourgeois a condamné l’exposition, mais cela fut aussi le cas à Leyde, quoique dans des proportions beaucoup moindres : personne là-bas ne s’était laissé aller à jeter l’opprobre sur tous les artistes présents dans l’exposition, alors qu’au Grand-Duché l’incompréhension totale face à l’art contemporain s’est manifestée d’une manière assez claire, et ce même dans la presse dite sérieuse – rappelons qu’il manque dans cet article ce qui a été dit ou montré sur RTL-télé, RTL-radio et radio 100,7. La presse néerlandaise, pour sa part, ne s’est jamais moquée de l’art, mais très clairement des réactions des défenseurs des animaux qui se sont trompés de cible.
Cependant, le Luxembourg changeait : les réactions hostiles à Rendez-Vous provoqué en général, et à Genera Virola de Berend Strik en particulier, appartenaient surtout à un Luxembourg provincial qui commençait à mourir sans vraiment s’en rendre compte. Sept ans après, le même eut encore un grand sursaut, lorsque Sanja Ivekovic installa Lady Rosa of Luxembourg à une centaine de mètres de la Gëlle Fra. À nouveau, ceux qui voyaient leurs repères et leurs valeurs se perdre s’attaquèrent, avec beaucoup d’ignorance, à ce qui leur semblait le plus étranger : l’art contemporain. Ils avaient raison, et ils avaient tort, en même temps : l’art leur montrait que leur monde se perdait, mais ce n’était pas l’art qui en était responsable.
Février 2024
[1] Aanslag op Rob Scholte in de Jordaan 25 Jaar geleden, voir at5.nl/artikelen/198450/aanslag (retour au texte 1)
[2] robscholtemuseum.nl (retour au texte 2)
[3] marcmulders.com (retour au texte 3)
[4] peerveneman.com (retour au texte 4)
[5] berendstrik.nl (retour au texte 5)
[6] ni-vu-ni-connu.net (retour au texte 6)
[7] simonedecker.com (retour au texte 7)
[8] berttheis.com (retour au texte 8)
[9] R.B., «Moderne Kunst ?» : “An einem Ort aber, an dem täglich mehrere Schulklassen vorbeigehen, um zum Beispiel die naturkundliche Abteilung in den oberen Stockwerken zu besuchen, ist diese Installation mit Sicherheit fehl am Platz“, Tageblatt, 12 mars 1994. (retour au texte 9)
[10] “Es gibt keinen adäquaten Ort, an dem moderne Kunst, die provokativ ist, die ausserhalb dessen steht, was allgemein als der gute Geschmack bezeichnet wird, ausgestellt werden kann. Es fehlt ein Museum für moderne Kunst. Wie sehr es fehlt, zeigt dieses Beispiel”, ibidem. (retour au texte 10)
[11] Le présent article ne rapporte pas ce que la radio 100,7 et RTL (radio et télévision) ont diffusé à l’époque, mais dans l’ensemble, il devait s’agir d’une condamnation de l’exposition dont nous reste l’écho des commentaires ironiques du Feierkrop. (retour au texte 11)
[12] «Rendez-vous provoqué au Musée de l’Etat», Le Républicain Lorrain, 14 mars 1994 (retour au texte 12)
[13] «Défense des animaux : manifestation et pétition», Le Républicain Lorrain, 14 mars 1994 (retour au texte 13)
[14] Romain DURLET, «(Auch) Tiere sind Lebewesen» : “dass Pseudo-Künstler, die mit ihrem Produkt schockieren wollen, eine tote Katze am Schwanz am Eingang des Museums aufhängen und sich einen feuchten Kehricht um das Empfindungsvermögen von Kindern und echten Tierliebhabern scheren, die in diese heiligen Hallen hineingehen.“, Tageblatt, 15 mars 1994 (retour au texte 14)
[15] Elisabeth VERMAST, « Provokation in Luxemburg » : “Und eben solche Menschen regen sich über eine ausgestopfte Katze auf, die, am Schwanz aufgehängt, zu einer Installation gehört, und lassen sich sogar zu dem Vandalenakt hinreissen, das ausgestopfte Tier zerstören zu wollen.“, Journal, 16 mars 1994 (retour au texte 15)
[16] Rich AUDRY, «Rendez-Vous provoqué», Tageblatt, 18 mars 1994 (retour au texte16)
[17] Lucien KAYSER, «Rendez-vous provoqué», Lëtzebuerger Land, 18 mars 1994 (retour au texte 17)
[18] Liliane HOSCHET, «Wie pervertiert sind Kunst und Künstler eigentlich ?» : “Dass die Geschmacksgrenze sich in den letzten Jahren immer mehr in Richtung Absurdität, Perversion, Idiotie verschoben hat, ist gewusst“, Luxemburger Wort, 19 mars 1994 (retour au texte 18)
[19] “Des holländischen Künstlers Sinn ist eher merkantilen Zuschnitts“. ibidem (retour au texte 19)
[20]Ich glaube sagen zu dürfen dass in diesem Fall « konservativer » Abscheu (…) wohl angebracht ist, (…) zumal wenn man bedenkt, das hier Steuergelder sinnlos verplempert werden“. ibidem (retour au texte 20)
[21] C.V., «Rendez-Vous provoqué», “Dass der Künstler sich viel bei seiner Installation gedacht hat.“, Luxemburger Wort, 23 mars 1994 (retour au texte 21)
[22] «Begegnung mit neun jungen Künstlern», Revue, 23 mars 1994 (retour au texte 22)
[23] Sabine SCHULZE : «Alles für die Katz», Grénge Spoun, 25 mars 1994 (retour au texte 23)
[24] «Am Staatsmüsi gët eng Kaz geschleeft», Den Neie Feierkrop, 25 mars 1994 (retour au texte 24)
[25] JEW : «Ein grossherzoglicher Blick auf die moderne Kunst» : “Grossherzogin Joséphine-Charlotte, bekanntlich eine grosse Bewunderin und Kennerin von moderner Kunst…“, Tageblatt, 26 mars 1994(retour au texte 25)
[26] Elisabeth VERMAST : «Zeitgenössische Kunst aus Holland und Luxemburg» : “Die alten Mauern haber zwar gezeigt, dass Kunst überall zu sehen ist, wenn es geschickt gemacht wird. Also gehen wir auf der Suche nach anderen alten Mauern und machen etwas damit“. Journal, 31 mars 1994 (retour au texte 26)
[27] Bibine (Sabine) SCHULZE : «D’Zäit an d’Konscht als hiren i-Tëppelchen», Grénge Spoun, 1er avril 1994 (retour au texte 27)
[28] «Escher Kulturfabrik : Zentrum für Entartete Kunst» : “Die Schaffung eines solches Zentrums solle hellfen, soclhe Reaktionen eines unvorbereiteten Publikums zu vermeiden wie sie die Ausstellung “moderner Kunst” im Staatsmuseum zur Zeit hervorruft. Die so entlasteten Museen und Kunsthäuser würden so wieder zu Orten, die der normale Luxemburger mit Frau und Kindern guten Gewissens betreten könne. “, Grénge Spoun, 1er avril 1994(retour au texte 28)
[29] Robert DUPONT : “Ich selber sah zufällig (…) die erhängte Katze… Dass aber diese, dem gesunden Menschenverstand unzumutbaren Einfälle, oder Ausfälle, in sogenannten Kunstausstellungen der Öffentlichkeit vor Augen geführt und sogar von gewissen Kreisen gutgeheissen, bewundert, ja hochgejubelt werden, diese entmutigende Tatsache hätte ich in meinen wüstesten Träumen nicht für möglich gehalten.“, Luxemburger Wort, 2 avril 1994 (retour au texte 29)
[30] ROMULUS : «Stadtgeflüster», Tageblatt, 16-17 avril 1994 (retour au texte 30)
[31] Anny ECK-HIEFF : «Den Anfängen wehren, heist die Devise» : “Diese «Künstler» sollten ihr Selbstportrait (…) ausstellen, damit die Betrachter es etwas leichter haben ?! Die Augen der neuen darstellenden Künstler(innen) dieser Ausstellung sprechen nähmlich für sich… Die Augen sind bekanntlich das Spiegelbild der Seele und ihrer Verfassung…“, Journal, 20 avril 1994 (retour au texte 31)
[32] “Wir sind uns doch alle einig, indem wir wahre Kunst unterstützen und zu den Künstlern ja sagen, die durch ihre Darstellungen Freude, Besinnlichkeit und Sehnsucht wachrufen und uns tiefer fühlen lassen und aufmerksam machen…“, ibidem (retour au texte 32)
[33] «Entartete Kunst»: “…dass eventuelle Übereinstimmungen und Ähnlichkeiten der in diesem Schreiben vorgebrachten “Argumente” gegen “entartete Kunst” mit dem einschlägigen Nazi-Jargon nicht zufällig oder unbeabsichtigt, sondern unvermeidlich sind.“, Den Neie Feierkrop, 5 mai 1994 (retour au texte 33)
[34] Artpress, N° 192, juin 1994 (retour au texte 34)
[35] Mare, 26 mai 1994 (retour au texte 35)
[36] Leidse Post, 25 mai 1994 (retour au texte 36)
[37] Kunstbeeld, 6/94 (retour au texte 37)
[38]Leidsch Dagblad, 1 juin 1994 (retour au texte 38)
[39] “Dode kat aan start is kunst”, Telegraaf, 2 juin 1994 (retour au texte 39)
[40] NRC Handelsblad, 4 juin 1994 (retour au texte 40)
[41] «Schmetterlinge weinen nicht – Warum schweigt Anny Schreck-Schnief ?», Den Neie Feierkrop, 13 mai 1994 (retour au texte 41)
[42] Leidsch Dagblad, 30 juillet 1994 (retour au texte 42)